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vis que je ne l’avais pas tué, oh ! comme je remerciai Dieu ! Je n’ai plus eu dans la suite ces horribles pensées. » Résister aux suggestions du crime, cela n’est encore relativement pas très difficile, quelle que soit la position dans laquelle l’homme se trouve placé, car le crime est une chose extrême qui demande, pour être exécutée, une dépravation si complète, que l’homme en est, grâce à Dieu, très rarement capable. Ce qui est plus difficile, c’est de résister aux suggestions du vice, à l’ivrognerie, à l’intempérance, et ce qui est plus difficile même que tout cela, c’est de résister au découragement, de ne pas s’abandonner, de conserver au sein de la plus extrême misère une certaine décence et l’amour des choses que la fatalité et le malheur semblent vouloir vous refuser.

L’histoire d’un pauvre homme qui n’avait qu’une seule chemise, et qui trouvait moyen de l’avoir toujours propre, est sous ce rapport remarquable. « Je me retire dans quelque coin écarté, et là je me dépouille de ma chemise; puis je cours à un cul-de-sac qui se trouve en haut de Whitecross-Street, et où sort d’un tuyau pratiqué dans le mur une grande quantité d’eau chaude qui a servi à quelque travail mécanique. Là je lave ma chemise, puis je cours aux fours à chaux de l’autre côté de Blackfriars-Bridge, je fais sécher ma chemise, et je la remets. Une chemise propre, cela vous met si à l’aise! je ne peux supporter la saleté. » Cette anecdote fut révélée au public anglais par quelques journaux, et un don de plusieurs chemises fut envoyé à ce malheureux, qui dut le recevoir avec reconnaissance, si, comme Goethe le prétend, les présens les plus agréables sont ceux qui se composent de choses que nous aimons par instinct, mais que nous ne pouvons nous procurer que rarement. Il y a là encore un exemple de cette remarquable publicité anglaise que l’on pourra appeler excentrique si l’on veut, mais qui a l’immense avantage de ne laisser passer sans l’enregistrer aucun fait, aucun acte, aucune pensée digne d’attention.

Un des plus tristes côtés de la vie du misérable, c’est qu’il faut qu’il s’enfonce de plus en plus dans sa misère et dans ses vices, et qu’une fois une habitude déréglée prise, ou un métier coupable adopté, il doit continuer sous peine de mourir de faim. Les métiers immoraux et interlopes abondent naturellement parmi cette population sauvage, païenne, superstitieuse. Là, à côté d’un mendiant irlandais déguenillé, vit un saltimbanque crotté, avec son costume de parade souillé, ses loques de soie, ses galons et son clinquant dédorés; là vivent les gypsies aux métiers bizarres, rempailleurs de chaises, tondeurs de chiens, chanteurs de carrefours, nécromanciens; là de sales tireuses de cartes, éraillées et affamées, encouragent les espérances ou augmentent le désespoir de tous ces