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Evangeline une puissance descriptive presque incomparable, mais par les autres qualités non moins nécessaires à la complète beauté d’une œuvre d’art, je crois celle-ci inférieure à bien d’autres conceptions de l’auteur. Les pages éblouissantes de ce récit nous rappellent, en se succédant, l’image si hardie d’Alexandre Smith, « un fleuve de soleils couchans, » a stream of sunsets, et, comme dans les tableaux de Claude Lorrain, vous vous demandez, au milieu de ce luxueux éclat de la nature, de tout cet or, de toute cette flamme, ce que vient faire la chétive figure humaine. Les personnages du premier plan sont pour le moins inutiles : voilà le défaut capital d’Evangeline. On se passerait de l’héroïne, de son fiancé, de son père, en un mot de tout l’élément humain du poème, mais non pas des prairies odorantes et des fermes de la Nouvelle-Ecosse, non pas des plaintes du « pâle Océan, » qui frémit sous le regard argenté de la lune, non pas de ces plus gigantesques drapés de mousse, qui, au crépuscule incertain, « paraissent de vieux bardes druidiques appuyés sur leurs harpes et murmurant tout bas d’étranges et mystiques chants. » La narration est froide et compassée; les incidens, émouvans en eux-mêmes, nous laissent indifférens; aucun secret du cœur n’est pénétré, nulle fibre cachée ne vibre; d’émotion, il n’en est pas trace, et vous ne pouvez sérieusement vous affliger de la perte de l’amant d’Evangeline, attendu que les efforts persistans de sa fiancée pour le retrouver motivent les plus beaux passages du livre, notamment la description des rives du Mississipi. Ceci prouve assez combien l’intérêt romanesque est ici subordonné à l’intérêt descriptif. — Une des principales raisons aussi, hâtons-nous de le dire, de la froideur où ce poème laisse le lecteur, c’est la solennité du rhythme dans lequel il est raconté. A force d’exubérance dans l’imagination et de cette facilité de splendeur que nous indiquions tout à l’heure dans la langue, M. Longfellow a pu arriver à peindre dans le vers homérique les aspects les plus variés et les plus riches du monde inanimé; mais les battemens du cœur, les pulsations de la veine, tout ce que le mouvement de la vie humaine a de puissant, d’irrégulier, d’indomptable et de vrai, tout cela manque à cette mélopée monotone et traînante.

Maintenant, malgré ce qui nous paraît constituer des défauts incontestables et marquans, Evangeline pourrait néanmoins à bon droit faire la réputation de quiconque dans sa vie ne produirait pas autre chose; mais dès qu’il s’agit de Longfellow et qu’il est question de choisir dans ses titres de gloire, je me permettrai toujours de préférer à ce poème entier telle pièce de vers que j’indiquerai dans ses poésies fugitives. Seulement ici le choix devient difficile, car dans les deux recueils intitulés Voices of the Night et Seaside and Fireside, presque chaque morceau est un chef-d’œuvre. A propos des œuvres