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invente une fable, il peuple la scène d’êtres de fantaisie, plus vrais pourtant que bien des héros empruntés aux chroniques. Il introduit parmi eux quelque homme illustre dont il décrit avec beaucoup de soin et d’exactitude le caractère et les traits, il le jette au cœur de la fiction, il s’inspire des chroniqueurs et des historiens pour donner à chacun le costume, les mœurs, les idées de son temps, de son état; mais il se garde bien de leur faire concurrence par une maladroite imitation, il sait rester lui-même; l’histoire et l’art y gagnent à la fois. Ses infidèles disciples, un seul excepté, font tout le contraire : ils prennent pour sujet principal quelques circonstances des annales d’un peuple, pour héros quelque personnage dans ces annales; ils mettent les unes en lumière, les autres en scène avec plus ou moins de détails; ils dissimulent autant qu’ils le peuvent la pauvreté de leurs inventions sous un pour peux étalage de faits, et atteignent ainsi à un demi-succès, à une honorable médiocrité. Uniquement occupés du but, les lecteurs italiens applaudissent; nous qui voyons les choses de sang-froid et de plus loin, nous sommes forcément plus sévères. Au point de vue de l’art, la décadence est complète. Manzoni lui-même daignât-il rentrer dans la lice : ses exemples, ses leçons, je le crains, resteraient sans effet. Au point de vue politique, le roman historique a contribué au réveil de 1847 : ce sera sa gloire; mais ce mouvement a échoué. A des efforts nouveaux il faut de nouvelles armes.


II.

M. Guerrazzi avait-il, avant 1847, le pressentiment de l’impuissance finale du roman historique ? On serait tenté de le croire en voyant les modifications profondes apportées par lui à l’esthétique du genre. Les événemens marchaient trop lentement à son gré, les Italiens montraient trop de patience, il voulut hâter le dénoûment. Pour cela, que fallait-il ? Puisque la foule des lecteurs semblait ne pas comprendre la leçon renfermée dans les faits historiques qu’on mettait sous leurs yeux, il fallait parler plus clairement. Ce n’était pas chose facile dans un pays où le pouvoir exerce une si minutieuse inquisition sur la parole et la pensée. M. Guerrazzi résolut d’essayer.

J’ignore s’il s’imposa cette tâche parce qu’il la crut utile, ou s’il la crut utile parce qu’elle convenait à ses goûts, à son tempérament; ce qu’il y a de sûr, c’est que nul mieux que lui n’était propre à la remplir. Naturellement morose et déclamateur, aigri par les malheurs publics au milieu de sa propre fortune et malgré la position brillante qu’il s’était faite comme avocat, il n’avait pas d’effort à faire pour gémir et maudire; il lui suffisait de dire tout haut ce que depuis longtemps il pensait tout bas. Il se constitua ainsi le chantre du désespoir. Pour M. Guerrazzi, Dieu est le grand destructeur, les femmes cachent une âme perfide sous des dehors séduisans; dans la vie, il n’y a que misère et crime, parmi les hommes que victimes et persécuteurs; encore trouve-t-on mille bourreaux pour un martyr. La lyre de M. Guerrazzi n’a qu’une corde; on le voit, quoiqu’elle puisse résonner à son heure avec quelque vigueur, un chant si monotone fatigue à la longue. C’est chez lui un vice organique ou du moins un mal sans remède tant que l’Italie ne sera pas indépendante et libre. Encore la malédiction est