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tellement dans le tour de son esprit, que si ses idées triomphaient, on le verrait presque dès le lendemain dans les rangs de l’opposition.

Il fallait un texte aux déclamations : où le trouver plus abondant et plus varié que dans l’histoire ? Il y avait donc lieu de ne pas sortir entièrement du cadre que consacrait d’ailleurs l’autorité d’un talent heureux, et M. Guerrazzi comprit qu’il ne pouvait mieux faire que d’y enfermer ses lyriques élans. Une fois ce système adopté, et quels qu’en soient les inconvéniens, il est juste de reconnaître qu’avec un scrupule rare en France le romancier s’abstient de dénaturer les faits historiques : ils sont dans ses livres tels qu’on les trouve dans les chroniqueurs, du moins quant à leur substance. Si la couleur n’y est pas, il faut s’en prendre non à la volonté, mais à l’esprit de M. Guerrazzi. Pour reproduire fidèlement l’histoire, il aurait fallu être moins personnel, savoir s’identifier avec les hommes, comprendre leurs passions, leurs mœurs jet leur temps, et non les affubler tous de sa livrée, leur donner à tous ses idées, ses sentimens, son langage.

Malgré ce vice capital, qui fait du roman historique le plus faux de tous les genres, M. Guerrazzi a obtenu en Italie un très grand succès, qu’il faut, je crois, attribuer principalement à deux causes. D’abord, sous ses amplifications verbeuses et boursouflées, il y a un talent réel d’exposition et de narration, une véritable poésie, un coloris digne de revêtir une pensée plus nourrie. Ensuite la langue dont l’auteur se sert n’est pas gâtée par les idiotismes lombards ou piémontais, dont Manzoni et M. d’Azeglio ne savent pas se défendre : c’est ce pur toscan qui est l’idéal de la langue italienne et que l’académie de la Crusca conserve avec un soin religieux. Et non-seulement M. Guerrazzi parle le toscan, mais il le parle et l’écrit mieux que personne. Quoiqu’il sache très bien le français, il est resté Italien, et le génie de cette grande nation revit dans ses ouvrages avec ses qualités, mais surtout avec ses défauts. C’est là, on ne peut le nier, une très légitime cause de succès, et si à cet avantage on joint la nature des sujets traités, cette continuelle flatterie aux préoccupations italiennes, la véhémence des imprécations contre toutes les tyrannies sous lesquelles l’Italie étouffe et se débat en vain, la nouveauté de ces attaques contre l’église catholique dans un pays où elle a jusqu’à présent régné sans rivale, on comprendra non-seulement le succès, mais encore l’immense influence que M. Guerrazzi a dû conquérir. Comment n’aurait-on pas oublié de remarquer les nombreuses imperfections de ses ouvrages, quand il fallait les lire en cachette, quand on les savourait comme le fruit défendu ?

Néanmoins M. Guerrazzi n’entra pas en lice armé de toutes pièces, et bien que dans l’ouvrage qui le fit connaître on puisse voir déjà tous ses défauts et pressentir ses qualités, il serait injuste de juger ce talent par la première et la plus imparfaite de ses productions. Si la Bataille de Bénévent mérite de nous arrêter, c’est surtout comme essai de transition entre l’école historique et celle que M. Guerrazzi prétendait créer.

La Bataille de Bénévent, c’est la défaite de Manfred par le frère de saint Louis, c’est la chute des gibelins dans l’Italie méridionale. Par le choix même de ce sujet se révèle toute l’inexpérience de l’écrivain. — On sait son but : attaquer par des remèdes plus violens la maladie de langueur dont l’Italie est