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atteinte, et que les étrangers se hâtent trop de déclarer incurable. Or de quel côté peut venir l’allusion cherchée ? Par quel endroit peut-on rattacher la conquête de Charles d’Anjou à l’histoire contemporaine ? Pour prévenir toute méprise, M. Guerrazzi veut bien nous dire que son héros c’est Manfred, représentant de la nationalité italienne et de la patrie opprimée. Choisir un scélérat pour représenter un si noble principe, c’est là une insigne maladresse; mais n’insistons pas. Les Allemands étaient-ils donc moins étrangers en Italie que les Français ? avaient-ils d’autre droit contre eux que celui du premier occupant ? La patrie enfin, le sentiment national existait-il à cette époque, et les guelfes ne pouvaient-ils pas se dire au moins aussi bons patriotes que les gibelins ?

Peu importe l’exactitude des détails quand l’esprit de l’histoire est si étrangement violé. Aussi passerait-on volontiers au romancier l’abus des ornemens romanesques, si on voyait poindre dans son récit une vérité morale et historique. Malheureusement il y a chez l’écrivain autant de légèreté que de prétentions. N’allez pas croire que M. Guerrazzi se range parmi les romanciers : la Bataille de Bénévent est une histoire. S’il n’a pas osé lui donner ce nom, « c’est que ce n’est pas le livre qui fait le titre, mais le titre qui fait le livre, et que nous ne savons plus ce que c’est que l’histoire. » M. Villemain pense au contraire, et avec bien plus de raison, « qu’aux époques voisines des grandes crises sociales et politiques tout le monde a le sentiment historique. » Au surplus, M. Guerrazzi condamne lui-même ses prétentions scientifiques et sa boutade en imaginant une intrigue amoureuse qui n’a rien de réel, rien même de vraisemblable, rien de sympathique, et qui nous plonge désagréablement dans le monde de la fiction. L’intérêt qu’on ne peut accorder à Manfred ne s’attache pas davantage aux deux jeunes princes qui sont les seuls personnages à peu près honnêtes de tout ce livre; il manque, à plus forte raison, à la tourbe qui les entoure. Aucun caractère vigoureux ne s’en détache, aucun incident dramatique ne vient réveiller l’attention du lecteur, sans cesse fatiguée par d’obscures complications.

Malgré de si grands défauts, on sut gré à M. Guerrazzi des élémens nouveaux qu’il apportait à un genre compromis par une imitation servile. On se passionna pour ses tirades de mélodrame et ses malédictions patriotiques; on n’eut garde de se demander si elles n’étaient pas des hors-d’œuvre. La question de l’art resta dans l’ombre. Il y avait lieu de remarquer cependant que les innovations du romancier livournais se réduisaient à bien peu de chose : ses devanciers voyaient dans l’histoire un texte à descriptions; il la prenait, lui, comme un texte à déclamations, et même dans cette partie oratoire, qui fait toute l’originalité de ses livres, il n’est pas toujours original. Il n’est pas rare de trouver dans les plus belles pages de M. Guerrazzi des réminiscences peu déguisées de Goethe, de Chateaubriand et surtout de lord Byron. Certes je n’accuse pas le romancier italien d’avoir voulu nous cacher ses emprunts; je suis assuré qu’il n’en a pas conscience, et qu’il croit créer quand il ne fait que se souvenir. Lui-même s’est d’ailleurs caractérisé un jour avec une rudesse d’expressions dont il faut lui laisser la responsabilité : « Je serais un homme éminent, disait-il, si je tenais un peu moins du singe et un peu plus de l’aigle. »