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obstacles. Une guerre avec la Russie est une entreprise sérieuse et difficile qui exige l’emploi de toutes nos ressources et de toute notre énergie.

Mais en même temps il ne faut pas permettre à l’ennemi de propager des illusions en sens contraire. Depuis plus d’un demi-siècle, la politique de la Russie s’évertue, à l’aide d’un mystère calculé et de fictions hardies, à répandre l’idée de sa domination comme celle d’une puissance irrésistible et en quelque sorte surnaturelle. On nous dit sans cesse, quoique rien ne ressemble moins à la vérité, qu’elle dispose en temps de paix d’un million de soldats. On représente l’ordre européen comme n’existant que par sa tolérance, et peu s’en faut que l’on ne mette à la place de la Providence, qui règle le sort des empires, la volonté de l’empereur Nicolas. En un mot, on cherche à effrayer l’Europe par toute espèce de fantômes, et l’on agit avec elle comme les Chinois qui peignent des monstres sur leurs drapeaux pour effrayer leurs ennemis dans le combat.

Ce sont ces fantômes de la politique russe que j’ai voulu dissiper. J’ai cherché les côtés faibles d’un pouvoir que je consens bien à croire colossal, mais que je ne crois ni à l’épreuve du temps, ni à l’abri de la corruption, ni, pour tout dire, invincible. Cette faiblesse n’était que trop visible, et je n’ai pas eu de peine à la découvrir. La Russie s’organise pour la conquête, quand ses besoins et ses témérités la condamnent à la paix. Elle ne peut ni faire la guerre, à la façon de Gengis-Kan, avec des torrens d’hommes, car la population civile lui manquerait, ni la conduire avec la force disciplinée et savante des nations civilisées, car il faut pour cela beaucoup d’argent. Elle marche au combat, enlacée dans les replis d’une dette flottante qui la paralyse : il lui faudrait, pour sortir d’embarras, des succès immédiats et décisifs, que je ne lui souhaite pas, et qui ne sont guère probables. Le temps est contre elle, la justice la condamne; nous pouvons attendre avec confiance le jugement de Dieu.


LÉON FAUCHER.