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position, mais elle est unique dans l’histoire : je n’ai pas ici un seul partisan[1]... »

Enfin Joseph arrivait à Madrid, et trouvait dans la capitale du royaume la confirmation de toutes les appréhensions qui l’avaient assailli durant ce douloureux voyage. Le peuple espagnol, qui avait mis d’abord quelque réserve dans la manifestation de ses sentimens secrets, leur donna un libre cours sitôt que les nouvelles de l’Andalousie eurent commencé à transpirer. La bourgeoisie, jusqu’alors hésitante, fournit de nombreuses recrues aux insurgés; les grands s’isolèrent d’abord et partirent bientôt après, les domestiques même des ministres abandonnaient leurs maîtres en leur écrivant qu’ils allaient rejoindre l’armée. C’était l’émigration générale de toutes les classes de la société s’opérant, s’écrie Joseph, avec le même entrain qu’y apportait la noblesse française en 89. Tous les seigneurs qui avaient pris parti pour la royauté nouvelle, le duc de l’Infantado à leur tête, adhéraient à l’irrésistible mouvement qui emportait un grand peuple. Ce n’était plus cinquante mille, mais cent mille hommes de vieilles troupes que Joseph estimait nécessaires pour réduire l’Espagne, et il annonçait en termes formels à l’empereur que dans trois mois il ne serait plus temps, l’insurrection pouvant avoir alors sous les armes cinq cent mille hommes animés d’un enthousiasme non moins irrésistible que celui des bataillons qui, aux premières années de la révolution, repoussèrent chez nous la coalition européenne. Chacune de ses lettres se terminait par cette formule invariable : « Nous n’avons pas ici un seul partisan, et la nation tout entière est exaspérée. »

Le roi Joseph néanmoins ne désespérait pas complètement de l’avenir, si l’empereur se décidait immédiatement à un effort immense. Il le suppliait de venir lui-même faire face à cette crise, et demandait en attendant, comme unique moyen de l’atténuer, le rappel de cinq ou six hommes sur lesquels portait plus spécialement la haine publique, et la prompte substitution de généraux honnêtes gens à des généraux pillards et compromis. Il réclamait enfin l’exercice sérieux de son autorité royale dans les provinces où il était en mesure de l’appliquer, cet exercice étant le seul moyen de prouver aux Espagnols qu’ils formaient encore une nation indivisible et indépendante. A la veille de quitter sa capitale après une semaine de séjour, déjà abandonné de la plupart de ses ministres et répudié par ceux qui s’étaient faits ses premiers serviteurs, le malheureux prince poussait un cri de désespoir pour lui-même et d’inquiétude pour son frère; il lui demandait, sous peine de voir sa gloire et sa fortune échouer en Espagne, trois armées de cinquante mille hommes agissant en masse,

  1. Joseph à Napoléon, 18 juillet 1808.