A l’appui de son témoignage, il invoque celui d’une centaine de personnes, qui ont passé dans le salon où s’exécutait l’opération du rentoilage, et qui peuvent certifier que le pinceau n’a pas même effleuré les Noces de Cana. Jusque-là nous sommes parfaitement d’accord. Je tiens pour vrais, pour incontestables tous les faits affirmés par M. le directeur des musées; mais il avoue en même temps que, pour revivifier la peinture en quelques endroits, on a eu recours à un vernis coupé. Il s’agit évidemment d’un vernis coupé d’essence, car que signifierait un vernis coupé d’eau ? Or cet aveu, pour tout homme qui veut prendre la peine d’en peser les expressions, justifie complètement ce que j’ai avancé. Un vernis coupé d’essence ! mais il n’en faut pas davantage pour altérer le plus bel ouvrage. Qu’on soumette à cette épreuve la Joconde ou l’Antiope, et l’on verra ce qu’elles deviendront. On n’a rien ajouté aux Noces de Cana; mais sans le vouloir, sans le savoir, avec les meilleures intentions du monde, on a retranché quelque chose. Or la seconde méthode, loin d’être inoffensive, n’est pas moins dangereuse que la première. M. le directeur des musées en appelle aux cent personnes qui ont passé dans le salon où se faisait le rentoilage; j’en appelle à tous les peintres qui ont regardé les Noces de Cana après le rentoilage, qui savaient d’avance ce que produit le vernis coupé d’essence, et qui ont pu constater une fois de plus les effets désastreux de cette prétendue revivification. Les lois qui président à la composition et à la décomposition des corps sont des lois absolues, des lois sans pitié. Il n’existe pas une chimie particulière à l’usage des restaurateurs de tableaux ; ce qui est vrai dans un laboratoire n’est pas moins vrai dans une salle du musée. Or tous les marchands de couleurs, tous les peintres savent parfaitement qu’un vernis coupé d’essence, appliqué sur une peinture ancienne ou nouvelle, altère notablement l’aspect de la toile. On a voulu revivifier les Noces de Cana, les rajeunir et leur donner plus d’éclat; on a tout simplement enlevé les glacis qui concouraient à l’harmonie de cet admirable ouvrage. Je n’ai donc pas à me défendre; M. le directeur des musées s’est constitué à son insu mon avocat; il ne saurait plus longtemps m’imputer des accusations malveillantes, puisqu’il a pris soin d’établir lui-même la vérité de mes affirmations. Tous les hommes éclairés tous ceux qui connaissent par la théorie ou par la pratique les lois qui président à la composition et à la décomposition des corps me donneront raison après avoir entendu mon avocat. Son plaidoyer est tellement puissant tellement victorieux, que mon acquittement n’est pas douteux. M. le directeur des musées n’avait conçu aucun mauvais dessein contre Paul Véronèse, il ne voulait que le revivifier; malheureusement il s’est laissé égarer par des conseils dangereux. L’accomplissement d’une bonne pensée confié à des mains inhabiles entraîne trop souvent des conséquences funestes. Puisqu’on avait délibéré mûrement avant de trancher la question du rentoilage, il n’eût pas été hors de propos de délibérer à nouveau sur la question du vernis. Si l’on eût appelé à cette nouvelle délibération des hommes du métier, j’ai la ferme confiance qu’ils se seraient prononcés à l’unanimité contre le vernis coupé d’essence, car ce malencontreux vernis ressemble aux eaux merveilleuses que les femmes achètent pour se rajeunir, et qui sillonnent leur visage de rides plus nombreuses. Pour conserver les tableaux entamés par la vétusté, il n’y a que trois moyens inoffensifs, les rentoiler,
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