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de la Seine; il partit pour le nord, laissant ses vieilles troupes, ses meilleurs généraux et les finances de son empire à jamais engagés dans une entreprise sans issue, puisqu’elle consistait à vaincre la seule force qui soit invincible.

Une nation ulcérée pour laquelle l’Europe entière conspirait par ses vœux secrets, un roi sans royaume dont le long dévouement commençait à ne plus surmonter les amertumes et les dégoûts, des généraux exclusivement préoccupés de leur propre fortune, tous divisés et mécontens d’être employés à une œuvre stérile sur laquelle la pensée du maître ne s’arrêtait qu’avec répugnance, le péril partout, le commandement nulle part, — tel fut le déplorable spectacle qu’offrit l’Espagne, lorsque l’empereur, en la quittant, en remit la destinée à toutes les chances du hasard. Comme pour égaler dans cette affaire l’impéritie de la conduite à l’immoralité de l’entreprise, on parut prendre plaisir à exposer à la dérision des peuples la fortune du prince qu’on leur avait imposé. Chargé du commandement en chef des divers corps de l’armée française, Joseph recevait chaque jour des maréchaux qui les dirigeaient l’avis, plus ou moins respectueusement formulé, qu’on ne tiendrait compte d’aucun de ses ordres militaires, d’aucune de ses prescriptions politiques, d’aucune de ses décisions administratives. Chacun agissait en effet à sa guise, en s’inspirant de sa pensée personnelle, ou en arguant d’instructions expédiées directement, par ordre de l’empereur, du fond de l’Allemagne ou de la Russie. Les conseillers d’état, et jusqu’aux auditeurs en mission, imitaient et dépassaient les maréchaux français dans leurs prétentions et dans leurs exigences; aucun droit ne restait à cette royauté nomade, qui avait pour demeure un camp sans avoir d’armée, et que les généraux et les fonctionnaires de l’empire renvoyaient d’Hérode à Pilate, couverte de lambeaux de pourpre et tenant à la main son sceptre de roseau.

Napoléon devenait injuste en devenant malheureux, et faisait subir à son frère le contre-coup de calamités que celui-ci avait eu du moins l’incontestable mérite de prévoir. On éprouve une vive émotion en voyant de quel ton celui que le maître du monde avait fait roi est contraint de parler, dans son propre royaume, aux dépositaires de l’autorité impériale; on est encore plus saisi en voyant avec quelle parfaite indifférence et quel dédain mal déguisé ses observations sont accueillies. Enfin les hommes les plus étrangers à l’art militaire sont confondus d’étonnement, lorsqu’ils voient dans la correspondance du frère de l’empereur les ordres les plus contradictoires se mêler et se heurter selon la fantaisie des généraux ou les arrière-pensées d’une ambition qui commence à escompter les chances les plus hasardées de l’avenir.