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appelez raisonnables ont amené l’ère de la clémence, et cela non point seulement dans les idées, mais dans le monde de l’action, de l’action, au nom de qui tant de crimes vont se commettre contre la raison. » Insensiblement l’émotion la gagne, le démon du sens intime s’empare de cette nature de pythonisse africaine. L’abîme gronde sous ses pieds, au-dessus de sa tête s’étend l’immensité des deux. Melück ne parle plus, elle prophétise : « Leur sang a tous coulera sous la hache de la raison, dont ils s’évertuent à fonder le règne ! le sang du roi, le sang de la noblesse et le vôtre, cher comte, et le mien aussi. » Melück, en proie au dieu qui la possède, va poursuivre, lorsque Saintrée, voyant l’épouvante de Mathilde, saisit au bras violemment la malencontreuse sibylle, et coupe court à ses prédictions. Un instant après, l’embarcation touche au rivage, on monte en voiture pour regagner le château ; mais le comte et Mathilde, encore sous l’impression de cette étrange scène, gardent le silence, tandis que Melück, qui au sortir de son extase a perdu le souvenir de ses propres paroles, s’efforce inutilement de réveiller la conversation.

Cependant l’aspect des choses devient sinistre, la terreur se répand dans les provinces, l’émigration commence. Saintrée laisse partir les autres ; un sentiment généreux l’attache au sol de la patrie, et ce n’est qu’après avoir acquis l’intime conviction de l’inutilité de ses efforts pour le bien qu’il consent à se retirer, lui et sa famille, dans une de ses terres, où, loin de toute communication avec les hommes, il attendra que des jours meilleurs se lèvent, aimant mieux tout ignorer que d’avoir à maudire en détail les excès d’une liberté dont il a du fond du cœur salué l’aurore, et qu’il s’obstine à aimer en dépit des crimes commis en son nom.

Par une belle nuit d’été, le comte, la comtesse et Melück sont réunis dans le belvédère du château. On aperçoit à l’horizon divers points lumineux. Comme on est au mois de juin, le comte imagine que ce sont des feux de paille allumés çà et là dans la campagne par des enfans qui fêtent la Saint-Jean ; il se plaît à contempler ces constellations terrestres qui par cette nuit heureuse semblent lutter avec les astres d’éclat et de scintillement. La nuit est calme et sereine, une brise embaumée caresse le jardin d’où elle semble ne pouvoir se détacher, tant s’exhalent délicieusement les parfums des orangers, tant a de suave fraîcheur cette gerbe d’eau vive qui clapotte dans son bassin de marbre. Cependant, au sein de cette Arcadie, Melück, en proie à quelque morne pressentiment, baisse la tête et garde le silence, puis tout à coup, d’un geste convulsif, elle serre tour à tour la main de ses deux amis, comme s’il s’agissait pour elle de les encourager en présence d’un péril inévitable et suprême. Bientôt