Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1027

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flot écumant d’une belle cascade bondissait de rochers en rochers à quelques pas de la maison. A travers la gorge de la route, j’apercevais une mer de verdure fantastiquement éclairée des rayons d’or d’un soleil couchant. Ce glorieux paysage, deux excellens cheroots rétablirent l’équilibre dans mes humeurs, et la nuit tombée, aussi gai que peut l’être un homme rompu de fatigue, j’allai chercher l’asile du canapé à natte de jonc, qui n’était pas aussi méchant qu’il en avait l’air, et se trouvait infiniment préférable à la voiture de Procuste dans laquelle j’avais passé les trois nuits précédentes. La Providence voulut sans doute nie tenir compte de toute cette philosophie. Les premiers engourdissemens d’un sommeil réparateur avaient à peine fermé ma paupière, que j’entendis résonner dans la gorge de la route un bruit de voix et des pas de chevaux. Ce bruit s’approcha peu à peu, et bientôt je dus reconnaître, à des marches et contre-marches qui faisaient tressaillir la maison dans ses fondemens, que l’on s’y livrait à une activité inaccoutumée. Un cliquetis de bon augure de verres et de fourchettes tinta dans la chambre voisine, et mon nerf olfactif saisit au passage une odeur de rôti si délicieuse, que je ne pus m’empêcher d’évoquer le souvenir du festin de la Bible et de me tristement comparer au pauvre Lazare; mais je n’avais pas affaire au mauvais riche, car soudain mon domestique entra, une carte de visite à la main, en me demandant si je voulais recevoir le sahib qui me l’envoyait. La carte était formulée ainsi : captain Henry Brown, Madras infantry. Je prévis immédiatement que ce digne étranger, instruit par l’indiscrétion de mon hôte ou par celle de mon domestique des détails de mon repas d’anachorète, venait me prier de partager son souper. L’odeur du rôti devenait de plus en plus délicieuse, mes petits boyaux criaient décidément famine. Passant donc un paletot et des chaussettes, je me mis en appareil convenable pour recevoir le nouvel arrivant. Le capitaine Henry Brown pouvait avoir trente ans, avait une belle et noble figure militaire. La bienveillance de son regard et la douceur de sa voix tempéraient ce que ses traits pouvaient avoir de trop accentué. Ses manières aisées, sans être familières, décelaient un homme de la meilleure compagnie. C’était enfin un type accompli de ces officiers éclairés et intrépides qui, sur les champs de bataille ou dans le cabinet du magistrat, servent de leur sang ou de leurs veilles la cause de la vieille Angleterre. Il s’excusa, en termes fort courtois, de se présenter à moi sans introduction antérieure; mais les circonstances étaient pressantes, le souper sur la table, et il venait me prier de le partager. Mon estomac, dans sa détresse, se fût contenté d’une étiquette beaucoup moins rigoureuse. J’acceptai donc, sans me faire prier davantage, et suivis le capitaine Brown dans la chambre