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lorsque les plus indulgens se taisent ou regrettent des rêves évanouis, le blâme est bien grave : il semble reposer sur des causes plus sérieuses que les caprices de la mode.

Je partais pour la Grèce en 1849, avec les préventions que tout le monde emporte aujourd’hui, poursuivi jusque dans le port de Marseille par les conseils charitables et les bons mots. J’ai vécu quatre ans parmi les Grecs, à Athènes et dans les îles, dans les villes maritimes et dans les montagnes les plus retirées ; j’ai vu le mal comme le bien, j’ai vu surtout la véritable Grèce, et non pas seulement une petite capitale improvisée d’hier, qui pique la belle humeur des étrangers, et qui devrait exciter leur admiration, car elle possède déjà en miniature quelques-uns des vices des grandes capitales et tous leurs ridicules. Mais pourquoi plaider une cause que la sagesse du monde a jugée ? Dire les défauts des Grecs ? ils ne sont que trop connus. Dire leurs qualités ? peut-être aurais-je la honte de n’être point cru. On ne lutte point contre un pareil courant : si nous sommes légers dans nos jugemens, nous pensons racheter notre légèreté en demeurant inflexibles.

Oui, ils sont bien loin de nous, ces jours où retentissaient les Messéniennes, où Byron parlait pour Missolonghi, où l’Occident ému envoyait à quelques poignées de rebelles de l’or, des défenseurs et bientôt la liberté. Pourquoi ce vif élan d’enthousiasme ? pourquoi ces ardentes sympathies ? Connaissait-on les Grecs ? avait-on éprouvé leurs vertus ? avait-on étudié le terrain où l’on semait tant de magnifiques espérances ? Hommes d’état, hommes de parti, gens de lettres, gens du monde, tous avaient fait leurs classes, tous avaient lu quelques chants d’Homère, quelques pages de Plutarque. En fallait-il davantage ? Le passé répondait de l’avenir. À peine libre, la Grèce allait produire en foule les Achille et les Léonidas, les Nestor et les Aristide ; on se résignait toutefois à ce qu’un beau Paris ou un perfide Ulysse fit ombre sur le tableau, ombre charmante, dont on souriait comme les honnêtes femmes sourient des fredaines élégantes de leurs fils. Ainsi la politique se laissa gagner par la poésie ; la diplomatie devint rêveuse ; on entendit dans les conseils des rois des citations et des vers sonores, et les esprits les plus graves se laissèrent gagner par de doux et pénétrans souvenirs. Ah ! ne condamnons point une erreur généreuse ! Les imaginations étaient enivrées à leur insu par les noms harmonieux de la Grèce ; elles retournaient dans le monde des héros et des sages, vieux amis de notre enfance, qui nous ont fait aimer sous leurs traits le génie et la vertu. Après les croisades, je ne vois point dans les annales de la politique d’entraînement plus désintéressé. Ce n’était plus le berceau de la religion chrétienne, c’était le berceau de nos idées, de nos arts, de notre civilisation,