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qu’on allait délivrer ; c’était la patrie commune du monde moderne, patrie riante et si bien connue, dont nous bégayons l’histoire avant l’histoire de notre propre pays. L’enthousiasme fit taire la prudence, l’équilibre européen fut sacrifié à l’archéologie ; quelques provinces furent détachées de la Turquie, et l’on dit bientôt à un petit peuple qui comptait quelques centaines de mille âmes : « Vous êtes libres, grandissez, et soyez dignes de vos aïeux. » Mais si l’on fit une faute en affaiblissant à la fois la Turquie et en soumettant la race grecque à une épreuve dérisoire qui ne pouvait que compromettre son avenir, la Grèce a payé cher la faute de l’Europe.

Quelques années se sont écoulées : après le retentissement prolongé de la révolution de 1830, le calme s’est rétabli, le commerce s’étend, les paquebots sillonnent les mers, de nombreux voyageurs visitent Athènes, les ministres des puissances occidentales sont accrédités auprès de la nouvelle cour. « Enfin voilà donc ces Grecs tant vantés ! voilà leurs héros, leurs hommes d’état, leurs grands capitaines ! Qu’ont-ils fait depuis qu’ils sont libres ? Quelle est leur armée, quelle est leur flotte ? L’agriculture, l’industrie sont-elles florissantes ? Quoi ! point de routes pour sortir d’Athènes ! point de ponts sur les rivières ! point de fabriques pour les besoins les plus simples de la vie ! point d’artistes dans la patrie d’Ictinus et de Phidias ? Et les finances, sont-elles prospères ? Les intérêts de l’emprunt sont-ils régulièrement payés ? L’administration est-elle habile, intègre ? Pourquoi parle-t-on de pirates et de brigands ? » Le voile une fois soulevé, les illusions tombaient vite ; comme d’ordinaire, les adorateurs se vengèrent sur l’idole de déceptions qu’ils s’étaient seuls préparées. L’opinion demanda compte aux Grecs des vertus qu’elle leur avait prêtées aussi bien que des défauts qu’elle n’avait pas voulu voir, injuste autant qu’elle avait été aveugle, et toujours avec passion.

Les Grecs pourtant s’étaient montrés dès le principe ce qu’ils sont en réalité. Pendant tout le cours de la guerre de l’indépendance, leur caractère s’était produit dans un jour éclatant et souvent défavorable. La trahison à côté du courage, l’esprit d’intérêt mêlé à l’esprit d’héroïsme, les capitulations violées, les prisonniers égorgés malgré la foi des traités, le pillage et la piraterie préférés aux batailles, la discipline méprisée, la désertion journalière, la rivalité des chefs poussée jusqu’à la perfidie, tant de traits, qui tiennent à la fois des mœurs homériques et des mœurs barbares, eussent averti des juges moins prévenus. Malheureusement l’histoire elle-même se fit infidèle, de peur de refroidir l’élan universel. La poésie répandit son nuage d’or sur tous les yeux ; de concert avec l’art, elle consacra quelques grands faits, quelques belles figures, qui touchaient