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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1168

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pour moi d’une lourdeur écrasante ; ma langue se refusait habituellement à les formuler. Ils étaient comme des pierres sur mes lèvres, quoiqu’ils fussent légers à mes oreilles. Je trouvais naturel et facile que les autres les prononçassent, mais pour moi mon gosier se serrait comme une porte de fer, et toutes mes pensées restaient écrites en moi-même, sans que je pusse leur donner un corps pour les faire connaître au dehors.

Aussi je ne me sentais point semblable aux autres, je ne me sentais point mêlé à eux : mon âme était enfermée, bien enfermée, comme le serait une lumière dans un vase de terre, tandis que chez les autres elle était expansive et savait communiquer sa vie ; celle de la vieille Mose se répandait sur moi. Aussi je n’avais point l’idée de possession : je ne possédais rien, et la vieille Mose me possédait. Je n’aurais jamais songé à commander à aucun être, ni à saisir d’une main de maître aucun objet ; tout semblait se tenir, s’enchaîner, s’aider. Moi, j’étais comme isolé, je marchais au travers du monde, gênant et déplacé, si déplacé, que j’étais reconnaissant à la vieille Mose de m’entraîner dans son cercle et de me mener dans sa voie.

Excepté pour elle, on eût dit que je n’existais point ; on parlait devant moi, comme si je n’y avais point été. Quand un étranger arrivait, on disait : « C’est le comte Willy, » comme si on avait dit : Il n’existe point pareillement à vous, — et je voyais la surprise se peindre sur le visage de l’arrivant, et s’il était bon, la pitié. Je n’en étais point humilié.

Peut-être aussi n’ai-je découvert ces impressions que plus tard et par réflexion, elles devaient être confuses alors. Il en a été ainsi bien certainement.

N’allez pas croire que je fusse malheureux ; non, j’étais ainsi, sans penser que je pusse être autrement. On était plein d’égards pour moi, c’était moi qu’on servait le premier, on me donnait les plus beaux habits ; je comprenais, sans chercher à l’expliquer, que ce n’était pas pour moi-même qu’on agissait de la sorte, mais qu’il y avait une idée antérieure et coexistante à laquelle ces déférences s’adressaient plutôt qu’il ma personne. Je les recevais sans y répondre, n’étant point responsable ; aussi, quand M. Evens me saluait très bas, je ne lui rendais point son salut. C’était évidemment quelque chose en dehors de moi qu’il saluait de la sorte, — et c’était moi que la vieille Mose supportait à ses côtés. Il fallait que son âme rayonnât à travers sa peau jaune et tendue, à travers ses yeux d’un bleu pâle. Je la trouvais belle, et je n’aimais, je le sens bien, que sa beauté absolue. Elle ressemblait, sans que je pusse savoir en quoi, aux ouvrages si beaux et si merveilleux de la nature. Je la regardais avec le même contentement que j’éprouvais à contempler