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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1173

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une de ses mains ; il lui parla sans que j’entendisse les sons de sa voix. Isaure demanda : — Me faudra-t-il quitter le château ?

À ces mots, je me levai. M. Evens répondit : — Il le faudra.

Isaure retourna vers la fenêtre. J’arrêtai M. Evens ; il comprit ma question. — Elle doit se marier, et son mari l’emmènera, — dit-il. Un tremblement subit me saisit. — Son prétendu, ajouta-t-il, a plus de vingt-cinq mille…

Comme si un voile tombait tout à coup en me découvrant un abîme, je compris qu’Isaure allait partir et me laisser sans vie. Ma mémoire, qui d’abord était comme une eau trouble, s’éclaircit. Je me rappelai qu’on m’avait parlé de fortune ; mais comme les respects qui m’entouraient et qui s’adressaient à une idée en dehors de moi, la fortune aussi ne semblait point m’appartenir ; pourtant elle pouvait appartenir à Isaure, comme je lui appartenais.

Quand M. Evens eut compris ma pensée, il me regarda avec un intérêt profond ; il se tint en silence devant moi, la tête penchée en avant et sans que son regard abandonnât mon regard. Après un long temps, il alla vers Isaure ; j’entendis le sifflement de sa voix, car il parlait bas, très vite et loin de moi. Isaure s’éloigna de lui en répétant les mots de la vieille Mose : « Le pauvre innocent ! » Sans me rendre un compte exact de sa pitié plus vivement exprimée, mon cœur palpita dans ma poitrine de façon à se briser, et, dans une prière instante, je tendis les bras vers elle comme un mourant qui demande la vie. M. Evens lui parlait toujours ; je l’entendis l’appeler comtesse, et je vis à ce mot le visage d’Isaure se colorer et briller d’une lueur que je ne compris pas.

— Comte Willy, me dit M. Evens en se tournant vers moi, vous avez vingt-deux ans ; vous me demandez Isaure : je vous la donne.

Je répète ces paroles incroyables ; mais elles n’entrèrent point en mon esprit telles qu’il les prononçait. Isaure n’était à personne, puisqu’elle était au-dessus de tous les autres et qu’elle régnait ici-bas absolument ; seulement je compris qu’elle resterait et que je vivrais de sa vie toujours ! toujours !

Le père Antonio entra ; M. Evens le prit, l’entraîna au fond de la grand’salle ; ils revinrent vers Isaure, qui étant demeurée silencieuse ; le père Antonio lui dit de quitter le château. Je m’avançai tout droit, et, me plaçant entre elle et lui, je fis un signe impérieux. Je m’étonnai de ma puissance, je ne me la connaissais pas ; ce fut par instinct et non par réflexion que j’agis de la sorte. Le père Antonin murmura : — Non, non, ce n’est pas vous qui êtes l’insensé !

Je n’étais point insensé, mais ils ne me connaissaient pas, parce que ma pensée, n’ayant point d’issue, ne pouvait parvenir jusqu’à eux. En moi, les instrumens humains étaient trop imparfaits, si imparfaits qu’ils nie cachaient par instant mon âme à moi-même, et jetaient