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en moi des ombres profondes sur bien des côtés de ce monde ; mais j’avais une force que tous n’avaient pas : c’était une adoration unique, incessante, immense, infinie !

Comme pour la vieille Mose, on alluma les cierges dans la chapelle ; les chants et l’encens montèrent vers la voûte. Isaure se mit à la même place où, couverte de voiles noirs, la vieille Mose s’était reposée pour la dernière fois sur la terre. Isaure, blanche comme le brouillard du matin, s’agenouilla ; mais nul n’eût osé l’emporter, j’eusse fait crouler la chapelle et creusé un abîme en frappant le sol de mes pieds. On mit sa main dans la mienne, et je me sentis protégé par elle pour l’éternité. Les hommes reconnaissaient la volonté de Dieu ; ils liaient à leurs propres yeux ma nature imparfaite à la divine perfection !

On illumina le château, tout retentit de bruits, d’agitation ; Isaure avait sur le front une couronne qui brillait comme le soleil du soir, et son grand manteau brodé d’or traînait sur les tapis avec une majesté qu’elle n’avait point montrée, mais que je savais être en elle ; tous s’inclinaient sur son passage en l’appelant comtesse, seul je l’appelais Isaure et la suivais sans la quitter.

On la mena dans la chambre magnifique où la vieille Mose m’avait dit que ma mère était morte ; M. Evens me conduisit dans la mienne. Alors le silence se fit autour de moi, j’entendis les vents de l’automne secouer les arbres et passer en gémissant sur les toits ; la pluie battait les vitraux. Je pensai qu’Isaure pourrait s’effrayer de ces bruits que j’écoutais depuis longtemps, car le feu ne brillait plus dans l’âtre, et les oiseaux de la tour avaient cessé leurs cris.

Un jour que la vieille Mose n’avait point la clé de la grande porte, je l’avais vue entrer dans la chambre de ma mère par une petite porte qui se trouvait cachée sous les tapisseries, et qui donnait dans un couloir aboutissant à la bibliothèque ; je l’avais suivie ; je me dirigeai vers le couloir, et je fis cela dans une agitation étrange et avec des impressions inaccoutumées.

J’entrai doucement, très doucement, les tapis amortissaient le bruit de mes pas ; je montai les cinq marches du lit qui était au milieu de la chambre ; je vis Isaure toujours blanche comme les flots de mousseline qui l’enveloppaient. Je la regardai sans me lasser ; la flamme de la lampe n’avait que des lueurs intermittentes ; parfois le visage d’Isaure était dans une ombre profonde ou subitement éclairé d’une lumière vive. Mon regard ne la quittait pas, et les idées les plus incohérentes, venant de sensations nouvelles, me causaient un frisson incessant ; je crus que le démon de la nuit planait sur son front ; je me jetai derrière les grands rideaux et nie couchai sur les marches ; j’entendis la respiration d’Isaure paisible, régulière ; le