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à mesure qu’il se faisait : c’est ainsi qu’Aristote, observant et résumant sans cesse, cherchant la loi de tous les faits qu’il pouvait réunir, créait la science politique et la science littéraire ; mais ceux-là même n’ont pu rien conclure sur leur propre nation, parce que son histoire n’était pas finie, et qu’il leur manquait des données essentielles. Tous les critiques et les grammairiens réunis d’Alexandrie et d’Athènes n’auraient pu deviner où allait aboutir cette civilisation grecque dont les produits les occupaient sans cesse ; ils ne pouvaient donc assigner leur valeur réelle à chacun de ces moyens d’action, à chacune de ces applications de l’esprit, à chacun de ces genres littéraires qui travaillaient de concert à une œuvre inconnue. Il faut, — on l’a dit avec raison, — être hors du tableau pour en juger l’ensemble ; or c’est l’ensemble qui donne à chaque partie sa valeur et sa signification, comme l’ensemble des lettres donne le mot, comme l’ensemble des mots donne l’expression d’une pensée. Lors donc qu’on étudie les manifestations de l’esprit d’une nation éteinte, telles que sa littérature ou une portion spéciale de sa littérature, on doit aujourd’hui profiter de la distance où l’on en est pour éclairer chaque détail de la lumière de l’ensemble, pour attribuer à chaque partie sa signification dans le tout et selon le tout. C’est pour cela que la critique nouvelle, telle qu’elle s’est fondée depuis une trentaine d’années, est un progrès qui était nécessaire ; c’est pour cela aussi qu’elle, n’est que commencée, et qu’il lui reste dans l’histoire d’immenses espaces à parcourir.


I

Pour appliquer la critique nouvelle à la comédie grecque, il faut d’abord attacher une attention plus sérieuse qu’on ne fait d’ordinaire au phénomène qui la domine dès son origine : c’est que cette comédie est sortie de la religion, et qu’elle s’est retournée immédiatement contre la religion. Mlle est un amusement attaché aux l’êtes les plus solennelles en l’honneur des dieux, et elle s’amuse tout d’abord des dieux eux-mêmes. Dans le même théâtre où des femmes avortaient d’épouvante en voyant apparaître les déesses Euménides, d’autres divinités figuraient sous les formes les plus bouffonnes, et s’attiraient d’inextinguibles éclats de rire. On les représentait comme des ivrognes obscènes, des gloutons insatiables, des fourbes ou des imbéciles, en présence d’un peuple éminemment religieux, superstitieux, dont la politique était commandée par des oracles, qui faisait des guerres sacrées contre les violateurs des propriétés sacerdotales, et qui, dans toutes ses villes, consacrait des temples magnifiques et les merveilles de tous les arts à la religion. Ces parodies audacieuses