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magistrat qui préside le sénat de l’université, femme d’esprit, caractère audacieux, la Corinne du panthéisme, belle, ardente, inspirée, déclamatoire, ce qui ne l’empêche pas d’être rompue à tous les manèges de l’intrigue. Il y a surtout un jeune peintre qui se fait appeler Bertram, mais qui se cache évidemment sous un nom supposé ; tout annonce en lui l’héritier d’une race aristocratique. On saura plus tard que Bertram est un riche baron des environs de Munich, un spirituel et brillant gentilhomme à qui la nature a prodigué les dons les plus charmans de l’esprit. Elisabeth, elle aussi, est une des actrices de la troupe. Quelle que soit l’antipathie de la jeune femme pour Madeleine et la fastueuse cantatrice, son mari l’oblige à jouer son rôle dans l’Antigone de Sophocle, dans le Don Juan de Mozart, dans le Roméo et Juliette de Shakspeare. N’est-ce pas pour lui une occasion de développer dans l’intelligence d’Elisabeth les germes d’une religion plus haute ? N’espère-t-il pas l’accoutumer ainsi à avoir plus de confiance en elle-même, à soupçonner peu à peu ce qu’il y a de divin dans la nature humaine, à aimer et à respecter ses passions ? Un autre motif le pousse aussi : sa vanité est flattée des succès d’Elisabeth. Belle, charmante, empruntant à son émotion, à sa timidité, à ses répugnances même, une grâce incomparable, Elisabeth est bien supérieure, non par l’intelligence, mais par le cœur, à ces altières rivales qui dédaignaient ses débuts. Anna, — c’est la chanteuse, — possède une maestria éclatante, Madeleine est admirable dans certaines situations passionnées ; Elisabeth est toujours belle, ce qu’elle exprime est toujours vrai, et elle produit par cette vérité si bien sentie une irrésistible impression. C’est pour elle que sont tous les suffrages, pour elle les bravos et les couronnes. Émerveillé des succès de sa femme, Robert appelle avec impatience les résultats de ses leçons philosophiques. Le mystère de cette âme pieuse le lasse et l’ennuie ; la douceur chrétienne d’Elisabeth, sa fidélité obstinée à l’esprit des livres saints, le jettent en de subites fureurs. Le René de Chateaubriand invoquait les tempêtes qui devaient mettre un terme à l’inaction de son âme. Robert s’écrierait volontiers aussi : « Levez-vous, orages désirés ! Éclatez, émotions souveraines ! mûrissez le cœur de l’enfant, fortifiez son âme et brisez les derniers liens qui l’attachent à ses puériles croyances ! »

Le fanatisme d’un système peut très bien se concilier avec les prétentions et la vanité de l’homme du monde. Si Robert veut émanciper le cœur d’Elisabeth et donner l’essor à ses passions, l’idée de son imprudence ne l’arrête pas ; il a trop d’orgueil pour être défiant. Non, certes, la jeune femme ne profitera pas de ses leçons contre lui ; cette pensée n’effleure même pas l’âme du docteur. Elisabeth peut-elle aimer un autre homme que Robert ? N’est-ce pas Robert qui est son maître et son dieu ? Vainement Eberhard, avec sa franchise