Son histoire se compose d’une suite d’incidens médiocrement récréatifs, où n’apparaissent jamais aucun de ces artifices étourdissans, aucune de ces inventions merveilleuses qui donnent un certain attrait à l’existence des charlatans célèbres. M. Barnum est entièrement dépourvu d’invention ; l’imagination lui manque absolument. Quelle distance infranchissable le sépare des célèbres menteurs de tous les siècles ! quelle pauvre figure il fait à côté de ces géans du charlatanisme qui au dernier siècle furent pendant un moment les rois de l’Europe, et tinrent dans l’étonnement, la terreur ou l’espérance les souverains et les aristocraties ! Casanova de Seingalt, Cagliostro, Mesmer, étaient des héros, des poètes et des prophètes ; ils vivaient dans l’élément du merveilleux, et marchaient entourés d’un cortège mystique d’esprits célestes, de génies infernaux et de cupidons libertins. Ils connaissaient l’art de disposer les chiffres en pyramides, le secret de faire de l’or, la poudre de projection, l’élixir de longue vie. Leur science était infinie. Casanova travailla longtemps à fabriquer des homunculi ; Cagliostro montra à la cour de France la future révolution française à travers le transparent cristal d’une carafe ; Mesmer eut la gloire de mettre en convulsion la moitié de Paris. Voilà de grands esprits et des gens de bonne lignée et d’une éducation hors ligne, s’il vous plaît, des hommes qui descendaient du dernier empereur de Trébizonde, et qui avaient étudié sous le sage Althotas, dont la vie avait été mêlée à toutes les intrigues de la politique et de la galanterie européenne, dont la destinée était aussi merveilleuse que la science ! Ils avaient eu pour amis, pour protecteurs et patrons, des comtes autrichiens, des lords anglais, des sénateurs vénitiens, des barons allemands, des ducs et pairs de France. Ils avaient été enfermés sous les plombs de Venise, ou condamnés par l’inquisition romaine, et ils finissaient par disparaître mystérieusement enlevés comme le prophète Élie ; mais ces grands hommes n’ont pas eu d’Elisée auquel ils aient laissé leur manteau, et en tout cas M. Barnum n’en a pas hérité. Sa science se réduit à peu de chose : il ne connaît pas de secrets magiques, et il est tellement dépourvu d’imagination, qu’il n’aurait pas même inventé les tables tournantes. La belle merveille que de faire passer une vieille négresse de quatre-vingts ans pour la nourrice de Washington, de fabriquer avec un squelette de singe et une queue de poisson une prétendue sirène, et de donner un enfant de huit ans pour un nain ? M. Barnum nous répondra que son but était de tirer de ces pitoyables inventions le plus de dollars possible ; sans doute, mais alors pourquoi vient-il se donner à ses contemporains comme un grand homme, et s’exhiber lui-même comme une curiosité ? Il n’est pas curieux du tout. Pour la première fois de sa vie, il a échoué : sa
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