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nouveauté, et peut se résumer ainsi : — dupons-nous les uns les autres, en vivant ensemble dans de bons termes; sachons assez bien vivre, soyons assez gentlemen pour consentir à rire lorsque nous sommes dupes, et supportons les espiègleries de notre voisin avec calme et dignité, comme nous supporterions une perte au jeu. Attendons patiemment le moment où nous pourrons prendre notre revanche. — La doctrine de la tolérance et de la fraternité n’a jamais reçu une pareille extension. M. Barnum voit la société sous un jour tout particulier : les hommes se dupent mutuellement et se pardonnent leurs espiègleries. Eclairé par cette lumière, M. Barnum raconte avec une désespérante naïveté tous les bons tours qu’il a joués à ses voisins, à ses amis et connaissances, à l’Amérique, à l’Europe et au genre humain tout entier. Il n’a jamais ressenti aucun scrupule de conscience; ce qu’il a fait lui semble tout simple. Il n’a pas de notions bien exactes du bien et du mal ; au besoin même, il appuiera sa doctrine sur des principes religieux, car M. Barnum lit assidûment sa Bible, comme il convient à un enfant de la Nouvelle-Angleterre. En politique, il est libéral, voire démocrate, grand partisan de la séparation de l’église et de l’état, et pour soutenir cette doctrine il a jadis rédigé un journal. Les joies de la famille lui sont chères, et lui paraissent « le symbole le plus élevé et le plus expressif du royaume des cieux. » Il est poli, très poli, affable, bienfaisant, et rien de ce qui est humain ne lui est étranger. La démocratie et la réclame, la Bible et le humbug lui sont choses également familières. La morale de ce livre est donc à peu près celle-ci : — ayons le plus de dollars possible, afin d’élever convenablement notre famille et d’avoir un foyer comfortable. Les joies du foyer sont si douces! Pardonnons-nous nos duperies les uns aux autres, car Jésus-Christ est mort pour nous tous. Soyons patiens et actifs, et ne désespérons pas lorsque nos poches sont vides, car le travail surmonte tous les obstacles, et la Providence nous fournira les occasions de les remplir.

Celui qui vient de lire ces trois cents pages très compactes reste plongé dans un ébahissement profond. Que veut dire cet homme et pourquoi a-t-il écrit son livre? M. Barnum est-il un cynique, et son autobiographie mérite-t-elle d’être appelée, comme le faisait récemment certain journal anglais, un remarquable monument d’impudence? L’auteur a-t-il bien conscience de ce qu’il a fait, et sa personne mérite-t-elle l’indignation? Hélas! ni M. Barnum, ni son livre, ne valent tout le bruit qu’ils ont soulevé. Cet habile homme, ce roi du puff et du mensonge, ce maître suprême dans l’art de l’exhibition est une des créatures les plus vulgaires qui se puissent imaginer, il représente le temps actuel sous un de ses plus tristes aspects. À ce titre, mais à ce titre seulement, il mérite qu’on s’occupe de lui.