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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/278

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REVUE DES DEUX MONDES.

je vous ai toujours connu : un garçon raisonnable. À cette condition, je vous pardonne votre équipée.

Enivré par la hardiesse de ses débuts, don Cicillo conçut une haute opinion de lui-même, et tout en promettant d’être plus sage à l’avenir, il crut sentir l’amour germer et se développer dans son cœur. Depuis le grand jour ou une bûche avait servi de prétexte à l’explosion de ses sentimens, la vanité ne fut plus le seul mobile à sa servitude volontaire. Dans les mille détails de sa charge, il trouva le moyen de témoigner une ardeur, un zèle qui prenaient les apparences de la passion et du reproche. Il attendit ainsi l’heureux effet du temps et de ses aveux téméraires. Dame Susanna et la vieille tante admiraient la discrétion et l’amour chevaleresque de leur fils et neveu. Gennariella, moins enthousiaste, demandait au ciel que le cœur d’Elena restat toujours de bon et solide marbre, et quand elle voyait le patito se glorifier de ses privilèges, elle soupirait en répétant : — Ah ! don Cicillo, si vous étiez un autre homme !

Une lettre, cachetée de noir, vint annoncer un matin que le vieux comte Corvini était mort à Florence dans une maison de santé. La comtesse fit appeler aussitôt Francesco. — Mon ami, lui dit-elle, vous m’etes attaché depuis trop longtemps pour que je vous laisse ignorer mon état et mes projets. Je suis veuve, et je vais prendre un nouvel époux.

— Dieu juste ! pensa don Cicillo ; la récompense s’est fait attendre, mais elle arrive enfin.

— Et ce nouvel époux, reprit la comtesse, est le marquis Orazio.

Pour la seconde fois, Phaeton foudroyé roulait du haut de son char dans la poussière : il ne s’en releva plus. À l’expiration du délai exigé par la loi, Elena épousa Orazio. En trois ans, elle devint mère de deux jolies petites filles. On ne saurait s’imaginer en France jusqu’où peut aller l’esclavage d’un patito ; celui de Francesco ne s’éteindra qu’avec sa vie. Dame Susanna persiste seule à croire que des considérations de famille et de fortune ont obligé la belle Elena à contracter ce second mariage contre son gré. Douze ans se sont écoulés depuis ces événemens. Si le lecteur désire connaître don Cicillo, il pourra le rencontrer tous les jours, vers deux heures, dans les allées de la villa Borghese, accompagnant les deux petites filles de la marquise, et remplissant avec une intelligente sollicitude les fonctions de bonne d’en£ans.

Paul de Musset.