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temps elle imprime à l’organisme des modifications tellement insolites, qu’on est resté bien longtemps sans savoir que faire de ces êtres anormaux. Cuvier est mort regardant encore les balanes et les anatifes comme des mollusques, et les lernées comme des vers intestinaux. C’est à MM. Thompson et Nordmann que nous devons la solution de ce double problème. Le premier découvrit la véritable nature des cirrhipèdes[1], le second celle des siphonostomes[2]. Tous deux arrivèrent au but en étudiant ces animaux au sortir de l’œuf, en les comparant à des larves connues pour appartenir très certainement à des crustacés, en les suivant dans leurs transformations. Les premiers faits qu’ils publièrent rencontrèrent bien des incrédules, mais, confirmés par de nombreux observateurs, ils sont aujourd’hui hors de doute, et personne ne dispute plus à ces deux naturalistes l’honneur d’avoir les premiers révélé toute la puissance de cet étrange mode d’évolution que nous avons appelé le développement récurrent[3].

Faisons comme Darwin, et en réunissant les observations de ce naturaliste à celles de ses émules, essayons de donner une idée des métamorphoses d’une de ces balanes, dont les petits test aigus et dentelés recouvrent, comme une sorte de croûte, les rochers les plus exposés à la furie des vagues. De l’œuf pondu par la mère est sortie une larve presque microscopique dont le corps étroit et partagé en un petit nombre de segmens allongés porte en avant deux antennes libres, et sur les côtés deux autres appendices de même nature enfermés dans des espèces de cornes. Trois paires de pattes, pourvues de poils longs et robustes, servent de rame à l’animal. Une carapace d’une seule pièce recouvre son dos, déborde en avant et sur les côtés, et laisse apercevoir un œil unique placé sur le front. Ainsi pourvue d’organes des sens et de locomotion, la petite balane nage vivement dans le liquide, rappelant entièrement par son ensemble la larve d’un cyclope[4]. Un premier changement s’opère, et alors c’est à une cypris ou à une limnadie adulte qu’elle ressemble[5]. Son

  1. Zoological Researches and illustrations, or natural history of non descript or imperfectly known animals, 1831.
  2. Mikrographische Beitrage sur Naturgeschichte der Wirbellosen Thiere, 1832.
  3. Parmi les naturalistes qui ont le plus contribué à éclairer l’histoire du développement des cirrhipèdes, je citerai MM. Bate, Burmeister, Goodsir, et surtout M. Darwin, qui a publié sur le groupe entier un ouvrage des plus complets (A Monography of the subclass Cirripedia, 1854. Publications de la société de Ray). Quant aux siphonostomes, je citerai surtout le mémoire dans lequel M. van Bénéden a résumé les travaux de ses prédécesseurs, en y joignant le résultat de ses nombreuses et persévérantes recherches (Annales des sciences naturelles, 1831).
  4. Les cyclopes sont de petits crustacés inférieurs, fort communs dans certaines eaux douces, et qui eux aussi subissent des métamorphoses depuis longtemps connues.
  5. Les cypris et les limnadies sont aussi de petits crustacés d’eau douce.