Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corps est en entier caché dans deux valves qui rappellent celles des mollusques acéphales[1]; les pieds se sont multipliés; deux appendices placés en avant, et qui sortent de la coquille, lui permettent de s’attacher aux algues et à tous les corps submergés. C’est en se cramponnant à l’aide de ces singuliers organes que notre petit crustacé se fixe la tête en bas là même où les lames brisent avec le plus de violence, puis perd sa coquille bivalve, et la remplace par des pièces plus nombreuses qui apparaissent comme autant de plaques sur les côtés et le dos de l’animal; mais ce n’est là qu’un état essentiellement transitoire. Bientôt une sorte de rempart calcaire s’élève tout autour de cette espèce de nymphe, et prend la forme d’une pyramide irrégulière, creuse, à orifice dentelé et largement ouvert. C’est au fond de cette cellule que la jeune balane, jusque-là libre et vagabonde, s’attache pour le reste de sa vie. Elle se ploie en deux; la bouche est comme ramenée vers le milieu du corps; les pieds, désormais inutiles comme nageoires, se transforment en cirrhes recourbés et élégamment cilés. Ce sont eux qui, mus par des muscles puissans, sont désormais chargés de pourvoir à la nourriture de notre cénobite. Placés au-dessus de la tête, ils sortent entre les valves entr’ouvertes, se déploient en formant de chaque côté une sorte de double panache, et, se repliant brusquement, ils amènent à portée de la bouche la proie que la balane ne peut plus poursuivre. C’est seulement quand il s’est ainsi emprisonné et déformé, quand il ne peut plus ni voir ni changer de place, que notre cirrhipède acquiert les organes reproducteurs. Voilà donc un animal qui, à l’état de larve et de nymphe, était, sous le rapport des caractères les plus essentiels de l’animalité, supérieur à ce qu’il est, parvenu à l’état adulte. Les progrès du développement l’ont rabaissé dans l’échelle des êtres en subordonnant toutes ses fonctions à une seule, la nutrition de l’individu, qui assure la conservation de l’espèce.

Sacrifier tout le reste à la reproduction, tels sont en effet dans bien des cas la cause et le résultat du développement récurrent. Ce but final apparaît, bien plus nettement encore que chez les cirrhipèdes, dans d’autres crustacés inférieurs, et surtout dans les siphonostomes appelés par les pêcheurs pous de poissons. Ici la déformation dépasse tout ce qu’il eût été possible de prévoir. Au sortir de l’œuf, le jeune lernée est un véritable crustacé. Lui aussi ressemble d’abord à une larve de cyclope : il a des yeux, il nage en toute liberté à l’aide de deux pieds terminés par un large bouquet de soies. Pendant la seconde période de sa vie, il possède en avant trois paires de pieds terminés par des ongles crochus propres également à faciliter

  1. Les huîtres, les peignes, les moules, en un mot tous les mollusques dont la coquille est formée de deux pièces réunies par une charnière, appartiennent à ce groupe, dont il sera question plus loin.