Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/443

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait pas seulement appel aux armes de l’Occident, qui sollicite aussi le secours de ses arts, de ses lumières, de ses capitaux, de son industrie, de ses sentimens, de ses idées et de ses lois; j’ai, dis-je, plus de confiance pour renouveler la Turquie dans le parti de la réforme qui la gouverne aujourd’hui que dans la civilisation slave, qui n’est après tout qu’un despotisme militaire, le pire de tous les gouvernemens. Pour régénérer l’empire ottoman, si faire se peut, je m’en rapporterai à Réchid-Pacha, qui aime son pays et qui espère le guérir en lui inoculant tout ce qu’il pourra porter de notre civilisation occidentale, plutôt qu’au prince Menohikof, qui ne professe, autant que je le sache du moins, aucune sympathie ni pour la Turquie ni pour notre Occident

L’armée ottomane était donc mal pourvue, mais elle avait, pour suppléer à bien des choses, une résignation à toute épreuve, un patriotisme capable de tous les sacrifices. L’opinion publique, qui s’est quelquefois exagéré les succès militaires et les résultats obtenus par les Turcs, ne leur a pas toujours, en revanche, tenu compte des qualités qu’ils ont déployées à cette époque si critique pour eux. Elle ne s’est pas fait, par exemple, une juste idée du dévouement dont la population a fait preuve. Qu’on se figure un pays aussi mal gouverné, une administration presque absente, des moyens de communication presque nuls, des déserts, des villages semés çà et là sur de vastes étendues de territoire et privés de rapports réguliers avec le reste du monde, pas de correspondance, pas de journaux, rien de ce qui sert chez nous à éclairer le sentiment public ou à l’exciter, et qu’on examine les chances que dans de pareilles conditions pouvait avoir le gouvernement de rassembler ses armées aussi vite qu’il a pu le faire, s’il n’y avait été aidé par le bon vouloir de tous. Imaginez un pauvre paysan turc perdu dans sa chaumière au fond de l’Asie-Mineure, et à qui l’on vient apprendre que le sultan réclame son bras, le gagne-pain de sa famille, pour aller défendre, sur la frontière du Danube, une contrée dont le nom n’est sans doute jamais parvenu jusqu’à lui. S’il n’avait pas voulu partir, qui aurait pu l’y forcer? Personne assurément, et cependant ils sont tous partis, et cependant quelques mois ont suffi pour réunir sur les bords du Danube ou sur la frontière d’Asie plus de deux cent mille hommes, dont chacun avait le droit de dire qu’il était venu là par l’effet de sa propre volonté, poussé par le sentiment du devoir envers son pays et sa foi. Et tout cela s’est fait simplement, modestement, sans bruit, sans harangues passionnées ni assemblées tumultueuses, sans démonstrations éclatantes, sans qu’il fût besoin de proclamer la patrie en péril, ni de tirer le canon d’alarme. Au contraire il n’est pas une seule des pièces publiées par le gouvernement dans ces