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d’engagemens positifs, de sorte qu’on ne pouvait deviner comment allait se produire la rivalité qui manque rarement de les diviser : cas embarrassant pour ces petites cours, qui ne peuvent pas avoir de politique positive, et dont le grand travail consiste à n’avoir pas d’opinions à elles propres, mais à inventer, lorsqu’elles connaissent la manière de voir de leurs puissans confédérés, un moyen terme qui puisse prouver bien clairement au monde que si elles ne tiennent pas complètement pour l’un, elles ne tiennent pas non plus tout à fait contre l’autre. C’est à ce passe-temps ingénieux que se consacrent les talens des hommes d’état de Lippe-Rudolstadt, de Lichtenstein, d’Anhalt-Dessau, et même de principautés plus considérables, voire de royaumes. La manifestation pacifique de Bamberg, comme ils l’appelaient gravement, aurait été le plus beau jour de leur vie, si plus récemment encore ils n’avaient pas remporté un triomphe beaucoup plus éclatant, lorsqu’entre l’Autriche, qui demandait la mobilisation des contingens fédéraux, et la Prusse, qui naturellement n’en voulait pas, ils ont inventé et fait adopter la mise sur pied de guerre. Quant à l’Autriche et à la Prusse, elles étaient représentées, avec la France et l’Angleterre, à la conférence de Vienne, qui devait prendre bientôt une très grande importance, mais qui n’avait encore fait que deux tentatives de conciliation, également malheureuses toutes les deux : la note de Vienne, repoussée d’abord par la Porte, et dont il fut ensuite impossible de presser l’acceptation, lorsque les commentaires du comte de Nesselrode en eurent fixé le sens ; puis l’offre de médiation, à laquelle, comme nous l’avons dit, l’empereur Nicolas n’avait pas encore répondu.

Voilà le point de départ des événemens. Comment se sont-ils développés ?


II.

Lorsque les gouvernemens anglais et français résolurent d’envoyer leurs troupes en Orient, ils n’avaient et ne pouvaient sans doute avoir un plan de campagne bien arrêté[1]. En tout cas, s’ils en avaient aucun, on doit croire, à en juger par les premiers actes des généraux alliés, que ce plan de campagne était assez peu d’accord avec ce que l’opinion publique attendait alors de deux si grandes

  1. Au début, l’armée française d’Orient se composait d’environ 45,000 hommes, répartis en quatre divisions, mais dont il fallait provisoirement déduire celle du général Forey, destinée à l’occupation de la Grèce ; restaient donc 35 à 36,000 hommes pour opérer contre les Russes.
    Aujourd’hui nous sommes bien sortis de ces proportions : l’armée d’Orient se compose de dix divisions d’infanterie, deux divisions de cavalerie, de la garde impériale, soit à peu près 125,000 hommes, dont 80 ou 90,000 hommes en Crimée, et le reste en route ou à Constantinople, où l’on forme en ce moment une armée de réserve.
    L’armée anglaise, de son côté, était ainsi composée au début de la campagne :
    Général en chef : lord Raglan.
    Généraux de division : sir G. Brown, commandant de la division légère ; son altesse royale le duo de Cambridge, commandant la division des gardes et des highlanders ; sir de Lacy-Evans et sir R. England, commandans des divisions d’infanterie, et le comte Lucau, commandant la cavalerie.
    L’artillerie se composait de deux batteries d’artillerie à cheval, six batteries montées et trois compagnies d’artillerie à pied, soit 2,106 soldats.
    La division de cavalerie était forte de 8 régimens à 250 hommes, soit 2,000 sabres.
    L’infanterie comprenait 3 régimens de la garde et 23 régimens de la ligne ; comptés à 850 hommes par régiment, non compris les officiers, c’était un total de 18,750 baïonnettes.
    Un détachement du génie, fort de 325 hommes, était aussi attaché à l’armée.
    C’était donc en définitive un total de 25,731 soldats, non compris les sous-officiers et les officiers de tous grades. En tenant compte des officiers et des régimens qui avaient un effectif plus nombreux que 250 sabres ou 850 baïonnettes, c’était une armée de plus de 30,000 hommes. À aucune époque, l’Angleterre n’avait fait un si grand effort.
    Mais, comme la France, elle ne devait pas s’arrêter à son premier chiffre. En effet, au mois de décembre, lors de la petite session du parlement, M. Sidney Herbert a déclaré que le nombre des soldats anglais envoyés dans le Levant depuis le commencement de la guerre s’élevait à 54,630 hommes, et depuis il n’a pas cessé d’être expédié des renforts en Crimée. Dans une correspondance publiée par le Times du 4 avril, il est dit que, pendant les trente-cinq jours qui viennent de s’écouler, le port de Southampton lui seul a vu s’embarquer 12,600 hommes, destinés soit à l’armée d’Orient, soit à remplacer les régimens qui ont été retirés des garnisons de la Méditerranée pour être dirigés sur Constantinople et la Crimée. Et cependant, grâce aux maladies bien plus encore qu’au feu de l’ennemi, il ne reste pas aujourd’hui en Crimée 30,000 hommes de troupes anglaises !
    Au commencement de la guerre, c’était donc avec une armée de 60 à 70,000 hommes, composée à peu près par moitié d’Anglais et de Français, que les gouvernemens alliés se proposaient de paraître sur le champ de bataille.