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comme un mineur sortant de son gouffre obscur. La tête apparaissait nettement sans que l’on pût rien distinguer du corps qui la portait, et elle sembla ainsi quelques instans flotter isolément sur l’étrange nuée.

On était encore tout à l’émerveillement de ce phénomène, fréquent dans le voisinage du lac, au dire de l’hôtelier, quand une trompe des Alpes retentit tout à coup dans les herbages de la Muotta. Ses modulations prolongées suivirent les fentes de la montagne, rebondirent de rocher en rocher, et allèrent s’éteindre au pied du Mythen. On eût dit que le dieu du jour, redevenu berger chez quelque nouvel Admète, donnait le signal à son char lumineux. Celui-ci, comme forcé d’obéir, s’annonça aussitôt derrière les cimes par une poussière enflammée, et, s’élevant au galop de ses coursiers, y apparut presque subitement dans toute sa splendeur.

Vingt cris d’admiration le saluèrent. Aucune parole humaine ne peut en effet donner idée de la brusque transformation qui venait de s’opérer. Tandis que le voile qui ensevelissait les régions inférieures continuait à les cacher, tous les sommets, éclairés jusqu’alors d’une lueur douteuse, s’illuminaient comme par magie; des torrens de pourpre et d’or coulaient le long de leurs flancs abrupts, et les neiges de leurs fronts se transfiguraient en pierreries éblouissantes. Ces îles diamantées, immobiles entre le blanc mat du brouillard et le bleu pâle du ciel, formaient autour du Selisberg des cercles redoublés dont les dernières lignes allaient s’évanouir dans l’infini. A mesure que le soleil montait sur l’horizon, elles changeaient non-seulement de teinte, mais d’apparence. Leurs silhouettes, diversement éclairées, se modifiaient d’instant en instant. On croyait voir, sous le jeu de la lumière et des ombres, les pitons s’allonger ou descendre, les monts se creuser, des forêts noircir leurs pentes, puis disparaître pour faire place à des cascades irisées par l’arc-en-ciel. C’était un décor de vingt lieues, perpétuellement transfiguré, sans qu’on aperçût la main féerique sous laquelle s’exécutaient ces changemens.

Après la première surprise, chacun voulut jouir à sa manière de ce magnifique tableau. La troupe entière se dispersa sur le Kulm. Les uns, parmi lesquels se trouvaient l’Anglais et l’Italien, se faisaient nommer chaque cime, cherchant surtout dans ces beautés une carte de géographie, et ne voulant admirer qu’après orientation; les autres, exaltés par le spectacle, couraient çà et là avec des exclamations bruyantes. Plusieurs qui étaient venus, comme le Belge, seulement pour venir, regardaient sans voir, déjà pressés de redescendre; quelques-uns enfin (et c’était l’élite) contemplaient dans une extase silencieuse.

Parmi ces derniers se trouvait le jeune étudiant d’Heidelberg. Ce