Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/598

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

timens. — Comment ! me fis-je, oserais-tu bien causer du chagrin à cette bonne Josète et à ta mère qui t’aime tant ? Serais-tu assez dénaturé pour aller contre la volonté de ton père, surtout vieux et malade comme il est ? Tu serais un sans-cœur ; non, non, tu ne le feras pas ! — Je pris le parti de ne plus revoir Floriane. Pendant huit jours, non-seulement je ne mis pas le pied au chalet, mais je me détournais pour ne pas passer devant. J’ai bien souffert cette semaine-là, allez, monsieur le curé. L’époque de la conscription approchait ; je me mis à souhaiter d’avoir un mauvais numéro. — Je partirai, me dis-je, et mon père ne saura rien. — Persuadé que je n’avais plus que quelques semaines à être à Chapois, je me mis à retourner au chalet comme par le passé. Vous savez le reste, monsieur le curé. Quand j’ai eu ramené ce maudit numéro, j’ai pleuré devant tout le monde, au beau milieu de la rue, et les gens, qui croyaient que c’était du contentement de ne pas partir ! Si le même soir mon père m’avait laissé m’en aller, tout pouvait s’arranger encore ; mais je n’avais pas réfléchi qu’il tenait trop à moi pour y consentir jamais. Et moi, comment ai-je répondu à son amitié ? Devrais-je encore oser l’appeler mon père après avoir rempli de chagrins sa vieillesse, déjà si affligée par la maladie ? Pourvu que je n’aie pas à me reprocher de lui avoir donné le coup de la mort !

« Voilà donc où m’a conduit ma folie ! Pourtant, monsieur le curé, j’aimais mon père. Il n’y a pas un an encore, si quelqu’un m’avait dit que je ferais contre lui la moitié seulement de ce que j’ai fait, je l’aurais cru fou. Un an ! il n’y a donc qu’un an, que j’étais encore honnête ! Quand j’y pense, comme ma vie était tranquille alors ! Je n’avais de souci que de faire plaisir à mes parens et eux de même envers moi. Quand je revenais du champ et que Fanfan se mettait à m’appeler, j’allais vers lui, je le caressais, je regardais s’il avait de la paille et du foin en suffisance. Pauvre Fanfan ! lui aussi, je ne le verrai plus ! La mère Claude m’attendait sur la porte et me souriait en m’apercevant ; Josète m’apportait du cérat[1] et du lait. Annonçais-je à mon père qu’un champ était fini, il ne me répondait qu’en me marquant l’ouvrage du lendemain ; mais je voyais bien sur sa figure qu’il était content. Le dimanche, quand j’avais mis mes habits propres, avec quel plaisir je partais pour l’église avec le père Antoine, qui m’expliquait en chemin ce qu’on devait chanter à l’office ce jour-là ! Aujourd’hui je ne sais si j’oserais entrer dans une église ; il me semble qu’elles ne sont pas faites pour des dénaturés comme moi.

« Pardonnez-moi, monsieur le curé, de vous en écrire si long ; mais j’avais tant besoin de raconter mes peines à quelqu’un ! Je vous

  1. Espèce de fromage.