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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/631

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tête par les baïonnettes des mousquetaires[1], était poussée en queue par les autres bourgeois en retard qui s’efforçaient d’atteindre les premiers rangs. Resserrée dans un étroit espace et sans moyen de fuir, cette masse compacte ne pouvait ni avancer ni reculer. Il va sans dire qu’aussitôt que cela fut possible, le pont de la ville avait été fermé; il ne s’échappa donc que les bourgeois qui n’avaient pas encore passé l’Escaut, ou ceux qui, lorsqu’on leva le pont, n’étaient pas assez avancés dans le couloir obscur du pâté[2] pour ne pouvoir rebrousser chemin. On se fait aisément une idée de la confusion et du carnage dont ce défilé souterrain devint le théâtre; il était littéralement obstrué par les morts. Les Français furent obligés de s’arrêter assez longtemps pour déblayer le dessous des voûtes; cela ne fut possible qu’en jetant les cadavres dans l’Escaut.

M. de Moissac[3], jeune cornette des mousquetaires noirs plein d’activité et d’intelligence, après quelques instans de combat, n’avait pas tardé à acquérir parmi ses camarades l’autorité et l’ascendant que donnent toujours le talent et le courage exceptionnels; il ne faut pas oublier que dans ces corps de gentilshommes l’intrépidité hors ligne servait toujours de ralliement. Chacun « y menait des mains » de son mieux pour son propre compte, la subordination militaire y avait un caractère tout à fait particulier; aussi les mousquetaires suivaient-ils Moissac, quoique simple cornette, parce qu’il était de tous non-seulement le plus brave, mais incontestablement aussi le plus habile.

Quand on eut bien nettoyé l’intérieur du pâté, en le parcourant avec soin, Moissac y découvrit dans l’épaisseur d’une grosse muraille un escalier en pierres d’une soixantaine de marches qui menait à une baie conduisant à une arche ou passerelle en briques jetée au-dessus de l’Escaut à une certaine hauteur, laquelle touchait d’un côté au mur du pâté, de l’autre à celui de la ville. Nos jeunes gens se hasardèrent hardiment sur ce pont suspendu, où l’on ne pouvait marcher qu’un à un. Au bout du pont se trouvait une porte en bois pratiquée dans l’épaisseur de la courtine et qui était solidement fermée : les mousquetaires la firent sauter, et découvrirent un escalier tout rempli de pierres, de gravois et de ronces, qui semblait ne plus être en usage depuis longtemps ; ils le déblayèrent sans souci des

  1. Ce fut une des premières circonstances où l’on employa cette arme. On lit dans le rapport de Louvois à M. Courtin, ambassadeur de France à Londres, sur la prise de Valenciennes : «... Mais les mousquetaires ayant mis leurs bayonnettes dans leurs fusils... » Voyez XXIe volume, Registre de la guerre de 1677. ( Manuscrits du ministère.)
  2. Dans la crainte qu’une bombe, en pénétrant dans l’intérieur du pâé, n’y éclatât et n’y causât de grands ravages, on avait bouché le puits ou cheminée circulaire par où la lumière pénétrait dans cet ouvrage.
  3. Le brave Moissac fut tué quelques jours après à la bataille de Cassel.