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ne pensa pas à prendre copie du parchemin. Grand dommage! Il eût été intéressant de lire en style de chancellerie l’exposé des motifs de cette abdication, et d’après quelles lois ou quels usages Louis XVII, ayant des héritiers naturels à un degré fort proche, transmettait sans façon sa couronne à un parent éloigné. Quoi qu’il en soit, le révérend, dans ces quatre ou cinq heures passées en face de ce parchemin, devint tellement prince, qu’il répondit comme son oncle Louis XVIII en pareille occasion : « Je suis pauvre et proscrit, mais je ne sacrifierai point mon honneur! » Quand il le prit si haut, une attitude le prince de Joinville garda le silence pendant quelques minutes dans une attitude respectueuse. Puis enfin ils se séparèrent, le prince lui disant (c’est le prince de Joinville que je veux dire) : « J’espère que nous demeurons bons amis. »

Il n’y a pas un Français, pas un homme de la vieille Europe qui eût pu inventer cette histoire; on voit aussitôt qu’elle est fabriquée avec quelques mauvais romans ou des mélodrames de l’ancien genre, qui, pour un Iroquois mal infarinato de civilisation, sont les sources où il puise ses connaissances en droit politique et en étiquette de cour. Quelque absurde que soit l’invention, M. Auguste Trognon, secrétaire des commandemens du prince de Joinville, a cru devoir répondre en 1853 au journal qui avait inséré la relation que je viens de traduire. Peut-être la chose était-elle nécessaire aux États-Unis. Je ne ferai pas à mes lecteurs l’injure de croire qu’ils aient besoin qu’on leur communique l’assurance donnée par le prince que ses relations avec M. Williams se sont bornées à une conversation sur les anciens établissemens français au Canada. M. Hanson, bien entendu, a répliqué à la lettre de M. Trognon, et a trouvé moyen d’y remarquer quelques inexactitudes parfaitement insignifiantes. Il a de plus établi de la manière la plus authentique que le roi Louis-Philippe, à qui M. Williams avait transmis, en se réclamant du prince de Joinville, je ne sais quelle lettre d’un chef iroquois, avait envoyé à M. Williams, pour ce même chef, des catéchismes accompagnés d’une lettre. La lettre s’est perdue, mais le mal n’est pas si grand que pour la disparition du fameux parchemin. Grâce à la politesse des princes aujourd’hui, on ne leur envoie pas un méchant livre qu’ils n’en accusent réception, et il y a des gens, même en Europe, qui se croient ainsi en correspondance avec des têtes couronnées. Je me souviens que dans ma jeunesse, étant secrétaire d’un ministre, je reçus la visite d’un quidam qui venait chercher la croix d’honneur qu’on lui avait, disait-il, promise. Il me produisit à l’appui de cette promesse la lettre suivante : « Le ministre de... a reçu la demande que vous lui avez adressée en date du... Elle a été classée pour lui être représentée lorsqu’il s’agira d’une promotion dans l’ordre de la Légion-d’Honneur. » La conclusion à tirer de cela, c’est qu’il ne faut jamais écrire qu’à ses amis.


P. MÉRIMÉE.