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Il pouvait être dix heures du matin quand l’aveugle arriva devant l’hôtel de la marquise. Après avoir tâté la grande porte, il rencontre le marteau et frappe à coups redoublés. À ce bruit inattendu, un valet accourut, croyant qu’un hôte de distinction se présentait à l’entrée du palais. Les verrous sont tirés, la lourde clef tourne dans la serrure, et le valet, ouvrant la porte toute grande, aperçoit l’aveugle qui avançait le pied pour franchir le seuil.

— Où allez-vous ? demanda-t-il.

— Chez la marquise ; est-ce qu’elle est déjà sortie ?

— Elle ne peut vous recevoir, bonhomme.

— En êtes-vous sûr ? Vous l’a-t-elle dit ? Allez l’avertir que l’aveugle de Xabregas veut absolument lui parler ; elle m’a fait asseoir dans sa voiture, et elle refuserait de me laisser entrer chez elle !…

Le domestique faisait de vains efforts pour décider le vieillard à se retirer. Celui-ci avançait toujours, frappant le sol de son bâton et élevant la voix. Les servantes se mirent aux fenêtres. L’une d’elles courut dire à sa maîtresse qu’un pauvre se querellait dans la cour avec les valets ; la marquise reconnut le vieil aveugle qu’elle avait rencontré au faubourg de Xabregas, et elle ordonna aussitôt qu’on le fit entrer.

— J’en étais sûr, murmurait Joaquim, conduit à travers la cour et dans les longs corridors par le même valet qui venait de lui refuser la porte ; Mme la marquise m’avait dit de me présenter chez elle quand j’aurais quelque chose à lui demander. Merci, mon ami, je n’ai point besoin de votre main ; je vous suivrai pas à pas ; obrigado, obrigado[1] !

— Asseyez-vous, mon brave homme, lui dit la marquise avec bonté ; eh bien ! que puis-je faire pour vous ?

Le vieillard, un peu interdit, déposa sur le parquet son bâton, sa cornemuse et son chapeau ; après un moment de silence : — Madame la marquise, dit-il, je suis bien à plaindre ! Mon pauvre fils est revenu, mais il est revenu estropié ; il aura bien du mal à gagner son pain. Nous voilà tous les deux dans une misère profonde !…

Tandis que l’aveugle parlait ainsi, Joãozinho entr’ouvrit la porte du salon. S’approchant du vieillard sur la pointe du pied, il prit le chapeau, le bâton, la cornemuse, et se mit à se promener devant la glace en imitant les gestes et l’allure du mendiant.

— Voilà Joãozinho qui se moque de vous, dit vivement la marquise, et pour l’en punir je lui promets qu’il ne sortira point avec nous ce soir.

Joãozinho s’en alla aussi brusquement qu’il était entré.

  1. Bien obligé.