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vocation spéciale, il acceptait sans difficulté le genre de talent qui se révélait à lui, si éloigné que pût paraître ce talent des goûts héroïques de l’époque. M. Delécluze, dans un des chapitres les plus intéressans de ses souvenirs, nous montre David passant en revue les travaux de ses élèves et distribuant le blâme et les encouragemens tantôt dans un langage au moins familier, tantôt en termes sérieux, toujours avec l’accent de la raison et un vif sentiment de l’art. « Tu mets la charrue avant les bœufs, dit David à l’un de ceux qui se préoccupaient de la couleur plus que du dessin ; mais c’est égal, fais comme tu sens, copie comme tu vois, étudie comme tu l’entends, parce qu’un peintre n’est réputé tel que par la grande qualité qu’il possède, quelle qu’elle soit : il vaut mieux faire de bonnes bambochades, comme Téniers ou van Ostade, que des tableaux d’histoire, comme Lairesse et Philippe de Champagne. » Puis, désignant un autre élève, qui devait au reste pleinement justifier les prédictions du maître : « Celui-là a ses idées, il a son genre. Ce sera un coloriste ; il aime le clair-obscur et les beaux effets de lumière. C’est bon, c’est bon ; je suis toujours content quand je m’aperçois qu’un homme a des goûts bien prononcés. Tâchez de dessiner, mon cher Granet, mais suivez votre idée. » Malheureusement, ce que David démêlait dans les études de Granet, ces idées qu’il l’exhortait à suivre, tout cela se rencontre bien rarement dans un atelier, si nombreux qu’il soit, et celui de David, plus favorable qu’un autre à l’éclosion du talent, ne pouvait cependant en multiplier les germes. Huit ou dix élèves bien doués surent faire tourner au profit de leurs instincts les leçons qu’ils avaient reçues de leur maître ; mais en regard de ces intelligences d’élite, cent autres essayèrent de suppléer par de malencontreux emprunts à leur indigence personnelle. On sait les contrefaçons qui se succédèrent pendant trente années et la fatigue qui s’en suivit. À qui la faute toutefois ? Rien ne serait moins équitable que de s’en prendre à David de cette fécondité impuissante. Autant vaudrait confondre Michel-Ange avec ceux qui le parodièrent, ou bien imputer à Corrège les excès de manière qui choquent dans les œuvres de ses imitateurs.

David d’ailleurs craignait si fort d’imposer sa doctrine à ses élèves, il prétendait si peu les asservir, que plusieurs d’entre eux, se jugeant par trop libres, résolurent de chercher au-delà des préceptes du maître les lois fixes qui devaient les régir et la foi qu’il convenait définitivement d’embrasser. À leur avis, David avait entrevu seulement le vrai et le beau qu’ils se sentaient appelés à découvrir. Sa réserve était taxée par eux de mollesse ; son admiration pour l’antique restait entachée de banalité et d’erreur, puisqu’elle se portait aussi bien sur les œuvres appartenant au siècle et au pays d’Auguste