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En 1836, on va renoncer à toute réserve. Le feu couvait silencieusement sous la cendre depuis quelques années, mais il était impossible de prévoir l’incendie qui éclata tout à coup. Dans la session de 1836, le parlement se laissa entraîner à voter 1,599 kilomètres de railways, c’est-à-dire un quart de plus environ que dans la période des quatre années précédentes ; les dépenses autorisées montaient à 572 millions de francs. La situation du monde financier se prêtait du reste à un large essor de la spéculation. Les capitaux abondaient ; aucune crise depuis celle de 1825 ne les avait troublés, aucune dépense extraordinaire ne les avait amoindris. Le taux de l’intérêt était faible ; des sommes considérables demeuraient parfois improductives faute de placement. La soudaine ardeur déployée pour exploiter ces conditions fut cependant de nature à déconcerter les hommes le plus familiarisés avec les caprices de la bourse anglaise. Du jour au lendemain, les chemins de fer deviennent l’objet de l’agiotage le plus frénétique ; on s’arrache les actions des nouvelles sociétés sans s’informer ni de leurs charges, ni de leur moralité, ni des chances que réserve l’avenir. Les opérations des chemins de fer sont regardées de toutes parts comme un moyen rapide et sûr de faire sa fortune. On se précipite à l’envi vers cette mine d’or jugée inépuisable ; aucune position sociale ne fut exempte de ces entraînemens. Le grand seigneur et le gentillâtre des campagnes, le ministre de l’Évangile et l’homme de loi, le bourgeois paisible et le commerçant adonné à d’autres opérations, le boutiquier, le commis, le domestique, le concierge, le simple manœuvre, tous se jetèrent dans le tourbillon. La spéculation semblait passer son implacable niveau sur tous les rangs. Il n’est alors aucun projet qui ne paraisse réalisable. Des sociétés diverses se disputent la plupart des ligues. D’un bout à l’autre de l’Angleterre, on n’a plus d’autre sujet de conversation que le cours de la bourse ; on ne rêve que primes et dividendes. Dans les villages naguère les plus calmes, on avait improvisé sur la place publique des bourses en plein vent, et les projets discutés là étaient si nombreux, qu’on semblait vouloir remplacer les chemins vicinaux par des chemins de fer.

La propriété foncière était entièrement revenue de ses anciennes tendances, parce qu’elle avait appris, en vendant ses terrains fort cher, à prélever une large dîme sur les compagnies. Aussi le parlement se montrait-il d’une facilité inouïe dans ses votes. Les lignes proposées n’y rencontraient plus d’obstacle, même quand les directeurs n’avaient rien versé au fonds social, même quand le capital n’était souscrit que pour une très faible partie, ou quand il n’existait que des souscriptions visiblement factices. La seule digue contre le torrent venait de son propre excès : comme personne ne voulait traiter avec les chemins de fer qu’en exigeant des sommes fabuleuses en échange du moindre sacrifice ou du plus faible concours, il fallait disposer d’immenses capitaux pour se présenter un peu solidement dans l’arène. Quelques voix isolées protestèrent d’ailleurs contre le dévergondage universel. Ici, on s’écria que les entreprises de chemins de fer devenaient un nouveau mode de dévaliser les gens ; là, des économistes exprimèrent la crainte qu’on n’engageât dans ces ouvrages une trop forte partie du capital national ; mais si la masse des spéculateurs entendit ces prophètes importuns au milieu de l’immense applaudissement