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capital primitif ; le chemin de grande jonction, 10 pour 100 ; le grand-occidental, 7 pour 100 ; beaucoup d’autres, 5 et 6 pour 100. Quant aux deux plus anciennes voies, celle de Stockton à Darlington et celle de Liverpool à Manchester, la première distribuait 15 et la seconde 10 pour 100. Il est vrai que sur d’autres lignes, peu productives ou même entièrement infécondes, parmi lesquelles figuraient et le chemin des comtés de l’est et les courtes lignes des environs de Londres, le capital avait perdu plus d’un tiers de sa valeur ; mais d’aussi fâcheuses conditions n’affectaient qu’un petit nombre de routes. Il n’y avait guère que la cinquième partie du réseau exploité qui donnât moins de 4 pour 100.

Ce rapide retour à un état prospère eut pour effet de précipiter l’Angleterre dans une nouvelle crise, la crise de 1845. Les Anglais l’appellent the great mania, « la grande folie, » tandis qu’ils se contentent d’appeler la crise de 1836 the mania, « la folie. » Les excitations de cette dernière année étaient loin en effet d’avoir produit dans l’état économique de l’Angleterre des perturbations comparables à celles qu’engendrèrent les emportemens de 1845.

Le début de cette nouvelle effervescence peut être reporté à l’année 1843. Vingt-quatre lois relatives à des constructions de chemins de fer passèrent dans le parlement durant la session de cette année, puis en 1844 on en compta quarante-huit. En 1845 de même qu’en 1836, l’argent abondait, l’industrie et le commerce jouissaient d’une remarquable prospérité : une sève féconde circulait dans toutes les branches de l’activité publique ; mais il est plus difficile, comme on sait, de se contenir dans la prospérité que de se résigner dans les revers. Nul ne songeait plus alors aux dures leçons de 1836. Les gens d’affaires les plus expérimentés semblèrent les avoir complètement mises en oubli pour se livrer de nouveau à des spéculations effrénées. L’orage éclate à partir du mois de janvier 1845, et il dure neuf mois consécutifs, en grossissant de jour en jour. Durant cet intervalle, les compagnies de chemins de fer naissent comme par enchantement. Chaque matin les journaux étaient remplis d’annonces célébrant à grands frais les avantages de lignes tout à fait imprévues et le plus souvent inutiles. Comme indice des ardeurs de l’agiotage, disons qu’au lieu de trois feuilles périodiques spécialement consacrées aux chemins de fer, on en compta tout à coup vingt et une.

Le parlement autorisa 4,344 kilomètres de voies ferrées en 1845, tandis que jusqu’à la fin de 1844 il n’en avait encore concédé que 3,195. En présence d’une telle avalanche, les ingénieurs louaient leurs services au poids de l’or, et les plus renommés avaient des engagemens avec quinze et vingt compagnies différentes. La valeur du fer haussa de moitié. Quant au prix des terrains, il ne connut plus de bornes. Ces charges qui grevaient l’avenir d’un poids écrasant n’entravaient point le placement des actions, n’empochaient point l’essor des primes. Emportés par le désir d’accroître ces profits si rapides, on vit des fondateurs de compagnies recourir aux plus coupables manœuvres. Tantôt, pour donner du corps à des projets sans consistance, ils inscrivaient sur leurs listes d’actionnaires des noms supposés, ou ils prenaient audacieusement le nom des hommes les plus recommandables. Ils falsifiaient leurs livres, ils empêchaient les réunions des actionnaires, ils créaient des