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un monde qui ne fût pas le demi-monde ? Si M. Dumas fils eût débuté par le dernier ouvrage qui vient d’être justement applaudi, la question ne se poserait pas, ou se résoudrait facilement en sa faveur, car le poète comique a certainement le droit d’aborder toutes les faces de notre société ; mais le Demi-Monde est le troisième ouvrage qu’il nous donne, et malgré la bienveillance qu’il mérite, nous sommes obligé de dire à l’auteur que ce troisième ouvrage n’est, à proprement parler, que la troisième forme d’une pensée unique. La Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-Monde nous dirent à peu près les mêmes pensées, les mêmes sentimens. La première et la troisième forme valent mieux que la seconde, c’est la seule chose que nous ayons à noter dans cette triple mise en œuvre d’une seule et même idée. Si M. Dumas fils a résolu de conquérir une place éminente au théâtre, il faut absolument qu’il se décide à sortir du demi-monde pour entrer dans le monde des honnêtes gens. Qu’il se rassure d’ailleurs : dans le monde des honnêtes gens, les ridicules ne manquent pas, et le vice n’est pas une chose ignorée. Et puis, on y trouve des contrastes qui manquent au demi-monde : la franchise coudoie le mensonge, la probité l’improbité. C’est une ressource pour le poète comique. Le demi-monde, que M. Dumas parait connaître à merveille (et je suis très loin de lui reprocher cette érudition toute spéciale, car il faut avoir vu pour savoir peindre), le demi-monde est empreint d’une fâcheuse monotonie. Dans cette cohue de femmes perdues, on ne sait vraiment à qui s’intéresser. Ces veuves qui n’ont jamais eu de maris, ces baronnes qui sortent on ne sait d’où, qui seraient souvent fort embarrassées de nommer leur père, après avoir d’abord excité la curiosité, finissent par lasser. M. Dumas me répondra que notre intérêt doit se porter sur leurs dupes ; mais cette réponse ne désarme pas la critique. À mon tour, j’ai le droit de lui dire que dans le demi-monde, où se fourvoient sans doute quelques hommes honnêtes ; entraînés par l’ardeur de la jeunesse ou par la contagion de l’exemple, dans ce demi-monde, que les femmes bien élevées regardent d’un œil avide, comme Eve regardait le fruit défendu, il y a tout autant de faux barons et de faux comtes que de fausses baronnes et de fausses comtesses. Tous ceux qui ont vu ou entrevu seulement le demi-monde savent à quoi s’en tenir à cet égard. Ainsi M. Dumas n’aurait trouvé moyen d’introduire l’intérêt poétique dans le demi-monde qu’en nous offrant une demi-vérité. Les hommes les plus purs, les plus loyaux, ne vivent pas impunément dans un tel monde. Si, après avoir respiré pendant quelques mois cette atmosphère de ruse et de mensonge, ils ne se hâtent pas de se réfugier dans une atmosphère plus saine, bon gré, mal gré, ils abandonnent le rôle de dupes et prennent le rôle de complices. Il n’y a guère de Manon Lescaut sans Desgrieux : c’est une vérité que chacun