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de nous peut contrôler en consultant ses souvenirs. La critique peut donc reprocher à M. Dumas fils de n’avoir pas mis assez de grecs à côté de ses fausses baronnes et de ses fausses comtesses.

Pour ma part je lui adresserai un reproche purement littéraire, qui n’a rien à démêler avec la nature des personnages qu’il met en scène. À mon avis, il possède dès à présent une habileté qui ne s’accorde pas avec son âge, et souvent il en abuse : il connaît à fond l’art de préparer une scène importante, et sans doute ce n’est pas là un sujet de blâme ; mais il ne dissimule pas toujours assez adroitement les moyens qu’il emploie, et quand le moment est venu de laisser le champ libre à la ruse ou à la passion, dans la crainte d’aller trop loin, il lui arrive de tourner court et de ne pas aller jusqu’au but que le bon sens lui désignait. À parler franchement, la seule chose qui inquiète chez l’auteur du Demi-Monde, c’est l’excès même de son habileté. Jeune, il manque de jeunesse. Il n’avance jamais sans avoir reconnu le terrain, et cette habitude, excellente chez les hommes de guerre, ôte à sa composition toute spontanéité. J’aimerais mieux qu’il se montrât moins habile et qu’il cheminât d’un pas plus hardi. Toutefois j’applaudis avec bonheur au succès du Demi-Monde, et je nourris la ferme espérance que M. Dumas fils nous donner à prochainement l’occasion de l’applaudir dans un ouvrage emprunté au monde des honnêtes gens.

Avec M. de Pontmartin, nous entrons dans le demi-monde, littéraire. Ses nouvelles Causeries doivent être signalées à tous les esprits honnêtes comme une des transformations les plus déplorables que puisse amener l’orgueil, car je veux m’en tenir à ce dernier mobile pour expliquer le changement qui vient de s’accomplir. Son esprit et son talent lui avaient donné une place honorable dont il n’a pas su se contenter, et il vient de se fourvoyer dans un sentier périlleux, dont il trouvera difficilement l’issue. À part quelques plaisanteries vulgaires, quelques épigrammes d’un goût au moins douteux, c’était un écrivain digne de sympathie et d’encouragement. S’il n’allait pas volontiers au fond des questions, il les posait du moins en termes assez précis, et lorsqu’il négligeait de formuler une solution, ce qui lui arrivait assez souvent, il l’indiquait d’une manière ingénieuse, comme un homme du monde qui entrevoit la vérité sans vouloir prendre la peine de la débrouiller. À tout prendre, sa position n’était pas mauvaise ; malheureusement une vanité maladive a tout gâté, tout compromis, tout perdu. Aujourd’hui tous les esprits honnêtes, tous ceux qui se préoccupent de la dignité des lettres, oublient le talent de M. de Pontmartin pour ne se rappeler que les pages inqualifiables dont je suis bien forcé de parler, et que tous les amis du bon sens voudraient pouvoir effacer. En discutant la valeur littéraire de George Sand et de Béranger, il aurait usé d’un droit que