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dans la salle Pleyel. Suédois d’origine, M. Tellefsen, qui a été l’ami et l’élève de Chopin, dont il conserve la tradition, nous a fait entendre à sa matinée une jeune et jolie personne, Mlle Hélène Berg, sa compatriote, qui a chanté avec un charme infini plusieurs chants nationaux de son pays. Élève de son père, qui a été le premier maître de chant de Mlle Jenny Lind à Stockholm, Mlle Berg possède une voix de soprano étendue, assez égale, et son style n’est pas moins remarquable que les dons gratuits qu’elle tient de la nature. Ces chants nationaux, la Déclaration, les Reproches, le chant de Waermeland, se composent de quelques notes, de quelques accens mélodiques qui miroitent à l’oreille, et semblent réfléchir des modulations étranges, comme ces diamans qui projettent des clartés diverses. Si l’on veut appliquer l’harmonie à ces tours de gosier populaires, à ces fredons de rêverie douce et pénétrante qui n’appartiennent, pour ainsi dire, à aucune tonalité précise, on en dénature le caractère, et ils échappent à l’accord dans lequel on voudrait les encadrer. Mlle Hélène, Berg a dit ces souvenirs avec une grâce et une distinction qui ont vivement impressionné l’auditoire choisi qu’elle avait attiré.

Nous accorderons une mention honorable à M. Krüger, pianiste de talent, et à M. Sighicelli, jeune violoniste, fils du maître de chapelle du duc de Modène, dont il est aussi l’élève. M. Sighicelli a besoin de travailler et de perfectionner son mécanisme, qui laisse beaucoup à désirer dans les traits rapides et les effets de doubles cordes ; mais il possède un bon sentiment, et il chante sur son instrument comme on chantait autrefois dans son beau pays avant que M. Verdi n’en eut corrompu le goût. Mme Gaveaux-Sabatier a clos la saison des concerts par celui qu’elle a donné dans la salle Herz le 25 avril, et dans lequel nous avons entendu avec plaisir une agréable composition de M. Godefroid, qui ne se contente pas d’être un prestidigitateur sur la harpe. Son opérette de salon : A deux pas du bonheur, renferme de jolies mélodies qu’on ne trouve pas toujours dans des ouvrages plus ambitieux.

Nous ne reviendrons pas sur l’Enfance du Christ, que M. Berlioz a fait entendre deux fois à Paris depuis la première apparition de ce chef-d’œuvre de naïveté biblique, et nous ne nous arrêterons pas davantage au Te Deum monumental que l’infatigable pionnier a fait exécuter tout récemment dans l’église Saint-Hustache. Quand on n’a plus vingt ans, on ne court pas deux fois de pareilles aventures. M. Berlioz ne saurait écrire désormais trois mesures de musique qui puissent modifier notre opinion. Ce n’est point un système qui nous sépare irrévocablement de lui, ni aucun de ces sentimens vulgaires qui viennent quelquefois obscurcir la conscience d’un juge éclairé : c’est l’art musical tout entier, tel qu’il s’est formé en Europe depuis deux cents ans, sous la double influence que nous avons signalée plus haut, et qui constitue notre tradition. Pour nous, M. Berlioz est une ambition égarée dans un art dont il n’a pas l’intelligence, soit qu’il apprécie les œuvres des autres, soit qu’il s’efforce de manifester ses propres inspirations. Comme l’a dit aussi, en d’autres termes, un de ses contradicteurs les plus indulgens, M. Berlioz est une volonté s’attaquant à des obstacles plus forts que lui, une intelligence distinguée à la recherche d’une forme qui puisse la contenir. Cette forme, il ne l’a pas trouvée, et il ne la trouvera pas.