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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/86

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en étoffe brune, tissée de poil de chèvre ou de chameau. Les hommes étaient je ne sais où ; mais les femmes gardaient les tentes, et nous pensâmes que nous pourrions y trouver du lait. Ce fut une malheureuse pensée. Nous avions cru que les femmes arabes ressemblaient à d’autres femmes. Nous fûmes tristement surpris lorsque nous vîmes les singulières créatures qui se précipitèrent hors des tentes à notre arrivée : d’énormes chiens les précédaient, aboyant, hurlant, montrant les dents et s’élançant aux jambes de nos chevaux ; mais la fureur de ces dogues n’était que de l’urbanité, comparée à celle des femmes. Elles étaient vêtues d’une blouse en toile bleue, et un chiffon de la même couleur enveloppait leur tête et retombait sur leurs épaules ; une ceinture en cuir serrait leur taille ; leur peau noire et grasse était couverte de tatouages noirs et bleus ; les lèvres surtout disparaissaient complètement sous une couche d’indigo, et le bout de leur nez n’était qu’un réceptacle de clous de girolle, d’anneaux en or ou en cuivre, et de petites fleurs d’argent en filigrane. Il y en avait vraisemblablement de jeunes dans le nombre, mais toutes paraissaient avoir le même âge, et un âge fort respectable ; toutes aussi semblaient d’humeur également intraitable ; elles nous montrèrent les poings et nous firent d’odieuses grimaces accompagnées d’injures et de malédictions, le tout parce que nous venions leur demander quelques tasses de lait ! Édifiés sur l’hospitalité des dames à la lèvre bleue, nous ne voulûmes pas prolonger ce pourparler. Nous lançâmes nos chevaux au galop, ce qui était peu commode, à cause des ruades que ces pauvres animaux détachaient sans cesse aux chiens qui leur mordaient les jambes, et nous ne ralentîmes le pas qu’après nous être mis hors de portée de leurs cris et des pierres qu’on faisait pleuvoir sur nous. Je me promis bien, en m’éloignant, de ne plus demander de lait à des femmes arabes.

Cette soirée-là ne se passa pas beaucoup plus agréablement que la précédente. Ce ne fut qu’après une marche assez pénible et à la nuit déjà close que nos chevaux nous déposèrent à Tripoli, devant la maison du consul d’Autriche, beau-frère de mes hôtes de Latakié et de Gublettah. Les deux consuls avaient dû écrire à cet agent pour lui annoncer mon arrivée, et m’avaient chargée moi-même de mille complimens pour leur sœur. C’était donc avec la plus entière confiance que je frappai à la porte du consul d’Autriche à Tripoli, jouissant à l’avance des bonnes nouvelles que j’apportais à sa famille et du plaisir que j’allais lui procurer. J’envoyai mon drogman annoncer mon arrivée, et j’attendis son retour dans la rue sur mon cheval, luttant avec peu de succès contre la fatigue et le sommeil, qui s’étaient emparés de moi. Ce retour se faisant attendre au-delà de ce qu’il était possible de prévoir, je priai un de mes