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compagnons de voyage d’aller reconnaître l’état des choses. Il revint au bout de quelques instans, le visage en feu, m’apprendre d’un air fort courroucé que le consul ne se montrait pas du tout disposé à nous recevoir, et faisait valoir tous les prétextes imaginables pour se dispenser de nous ouvrir sa porte. J’étais si bien accoutumée au gracieux accueil des plus pauvres comme des plus riches Orientaux, que ce procédé consulaire me causa une véritable indignation. Ma fatigue disparut comme par enchantement, et j’aurais volontiers passé la nuit sur une borne (si telle chose eût existé à Tripoli) plutôt que de mettre le pied sous ce toit si peu hospitalier. Il devait pourtant y avoir quelque terme moyen entre la borne et l’hôtel du consul d’Autriche, et je m’enquis auprès des curieux, qui malgré l’heure avancée s’étaient rassemblés autour de nous, s’ils ne connaissaient personne qui pût nous recevoir par bonté d’âme ou pour de l’argent. Il y avait bien un couvent de carmes, mais il était situé à l’extrémité opposée de la ville ; on n’en ouvrait plus les portes après une certaine heure, et il était douteux que les femmes y fussent admises. J’étais chargée d’une lettre pour le médecin de la quarantaine, mais il était absent. L’opinion générale était que je ne trouverais nulle part aussi bon gîte que chez le consul, et chacun semblait penser que le plus court et le plus sage était de poursuivre les négociations pour obtenir l’entrée de sa demeure. Quant à la question de ma dignité blessée, c’était un détail complètement imperceptible pour les citoyens de Tripoli.

Nous en étions là de nos délibérations, et j’avoue que nous n’étions guère avancés, lorsque mon drogman et celui du consulat parurent, et m’annoncèrent, de l’air de gens qui venaient de soutenir un combat acharné, que le consul m’attendait et que je pouvais faire décharger mes bagages. J’hésitais encore, mais que faire ? Il n’était pas loin de minuit ; nous ne connaissions personne à Tripoli, pas même de nom ; hommes et bêtes étaient à bout de force et de volonté. Je suivis donc les deux drogmans. Je traversai une vaste cour dallée en marbre, tenue avec une exquise propreté et entourée de vignes. Un premier vestibule, bien éclairé, et dont les lumières se jouaient sur la surface polie des marbres et des boiseries comme sur autant de glaces de Venise, m’éblouit tout d’abord. Dans la pièce à côté, presque aussi vaste que le vestibule, mais moins resplendissante et plus meublée, se tenait étendu sur un divan, la tête coiffée d’un bonnet de nuit et le corps enveloppé d’une robe de chambre, le formidable consul. Un coup d’œil me suffit pour me convaincre qu’il n’était pas encore réconcilié avec la nécessité dont il subissait la loi, je ne sais même s’il eût exercé assez d’empire sur lui pour se refuser la satisfaction de m’adresser un mauvais compliment ; mais je ne lui en laissai pas le