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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/888

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tous les siècles des siècles (Rom., IX, 8), à ce divin maître qui nous appelle à lui et qui nous dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie (Joan., XIV, 6), et qui, étant l’aliment de mon âme, mais un aliment trop pur et trop divin pour moi, s’est couvert d’une chair comme la mienne pour s’accommoder à ma faiblesse ; car votre sagesse éternelle, par laquelle vous avez créé toutes choses, ne s’est faite chair que pour se donner à nous, comme un lait proportionné à l’état d’enfance où nous sommes.

« Mais je n’avais point encore cette humilité de cœur qui seule peut nous unir à l’humble condition de Jésus-Christ, et je ne savais pas même ce qu’il y a de force dans l’infirmité où il s’est réduit pour nous. Je ne savais pas que si votre vérité éternelle, c’est-à-dire votre Verbe, infiniment élevé au-dessus de ce qu’il y a de plus élevé entre vos créatures, et qui élève jusqu’à lui celles dont le cœur lui est soumis, a bien voulu s’abaisser jusqu’à se faire une maison de la même boue dont elles sont formées (Cor., V, 1), c’est pour les détacher d’elles-mêmes et se les incorporer ; c’est pour les guérir de l’enflure de l’orgueil et les remplir de son amour ; c’est pour les empêcher de s’appuyer sur elles-mêmes et d’y chercher leur bonheur dans l’oubli du bonheur véritable ; c’est pour faire, au contraire, que, voyant à leurs pieds un Dieu devenu infirme sous le poids de notre chair, elles prennent conscience de leur propre infirmité, et que, dans l’épuisement et la lassitude du péché, elles viennent se reposer sur le sein de ce Dieu humilié, qui bientôt, s’élevant dans sa gloire, veut les y emporter avec lui[1]. »

Il est impossible de proclamer plus haut l’insuffisance de la philosophie et d’expliquer par des raisons plus profondes la nécessité de la religion. Et cependant, c’est la philosophie qui a donné à Augustin la clef de la religion elle-même. Avant d’avoir connu Platon, il avait lu les Écritures, et il ne les avait pas comprises. Platon seul a pu le faire entrer dans la pensée de saint Jean. Il nous déclare expressément que les Écritures n’avaient eu jusqu’alors aucun attrait pour son esprit, et que, tout en croyant d’instinct à Jésus-Christ, il ne voyait en lui qu’un homme. Il n’a donc compris le Verbe fait

  1. En lisant cette page si forte et si éloquente, plus d’un lecteur délicat y blâmera l’abondance des antithèses ; mais, avec saint Augustin, il faut s’habituer, bon gré mal gré, à cette forme de style, qui est la sienne. C’est le pris où il faut acheter sa pensée ; c’est la rançon qu’il faut payer des jouissances exquises qu’on goûte avec lui. Il y a un chapitre bien curieux de la Cité de Dieu (livre XI, ch. 18), où saint Augustin explique avec une candeur extrême et l’enthousiasme le plus naïf comment l’antithèse est devenue le procédé constitutif de son style. « C’est, dit-il, une des plus brillantes parures du discours que l’anthithèse, et si ce mot n’est pas encore passé dans la langue latine, la figure elle-même, je veux dire l’opposition ou le contraste n’en fait pas moins l’ornement de cette langue, ou plutôt de toutes les langues du monde. « Lisez la Bible : l’antithèse est un procédé familier à saint Paul. Mais quoi ! n’est-ce pas le procédé de Dieu Lui-même ? Partout, dans l’univers. Dieu oppose les contraires, le bien au mal, la mort à la vie. Qu’est-ce que l’univers ? Un grand poème orné d’antithèses ; mais ici, dit saint Augustin, faisant encore une antithèse ingénieuse, l’éloquence n’est plus dans les mots, elle est dans les choses. Si l’antithèse est partout, dans l’univers physique, dans le monde moral, dans saint Paul, dans la Bible, et même dans les conseils et les actions di ; Dieu, le moyen, je vous prie, de trouver mauvais que saint Augustin ait un goût si vif pour les antithèses !