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C’est leur hero worship, leur culte des héros. Si M. Mitchel visitait les bagnes et les prisons de la France, il y trouverait le même phénomène. La vanité du crime est un fait bien connu. M. Mitchel ne se rappelle-t-il pas cette anecdote racontée par Carlyle, touchant une criminelle fameuse : « Ne regardez pas trop de son côté, recommanda le geôlier aux visiteurs, cela excite sa vanité. » Les critiques de M. Mitchel contre l’Angleterre ressemblent souvent à sa critique sur les établissemens de convicts : elles pourraient être adressées aussi bien à un gouvernement quelconque qu’au gouvernement anglais.

M. Mitchel cite un assez curieux échantillon de cette singulière vanité qui est propre aux scélérats. Quelque temps après son arrivée aux Bermudes, il reçut la visite d’un convict, âgé de quarante à cinquante ans, solidement bâti, et d’une physionomie qui indiquait que l’homme était plein de l’idée de son importance personnelle.

« Si je puis faire quelque chose pour vous, monsieur, j’en serai fort heureux. Je suis Garrett. — Garrett ! répondis-je ; quel Garrett ? — Garrett, monsieur, Garrett. Vous devez bien me connaître, mon affaire a été rapportée par tous les journaux ; Garrett, vous savez ? — Je n’ai jamais entendu parler de vous, Garrett. — Oh ! monsieur, vous devez bien connaître toute cette affaire, la grande affaire du chemin de fer, vous vous rappelez ? — Non, pas le moins du monde. — Eh bien ! c’est moi qui suis M. Garrett, j’étais employé dans le chemin de fer (j’ai oublié le nom de la ligne) ; je réalisai là une affaire de quarante mille livres sterling, quarante mille livres, monsieur ! Je les ai laissées, en m’en allant, à mistress Garrett ; elle vit en Angleterre très comfortablement. Voilà deux ans que je suis ici, je m’y plais beaucoup. Il y a ici des brunes diablement belles, monsieur. Je suis très considéré ici. J’ai fait grande sensation, lorsque je suis arrivé. Dans le fait, jusqu’à votre venue, j’étais regardé comme le plus grand homme de la colonie. Quarante mille livres, monsieur, pas un liard de moins ; mais maintenant vous m’avez complètement détrôné. » Je me levai et m’inclinai. L’idée écrasante que j’avais pu détrôner un voleur de quarante mille livres sterling était un fardeau trop lourd pour moi. Aussi lui dis-je en m’inclinant gracieusement : « Oh ! monsieur, vous me faites trop d’honneur. Je suis sûr que vous êtes bien plus digne que moi de ce poste de distinction, car je n’ai jamais vu dans ma vie autant d’argent à la fois. — Mon cher monsieur, me répondit-il, vous, vous êtes un prisonnier d’état, un martyr patriotique, etc., mais on lit aussi une affaire d’état de ma petite affaire. Lord John Russell, depuis mon arrivée ici, m’a fait dire en particulier qu’il consentait à une remise complète de ma peine, si je voulais lui révéler ma méthode, c’est-à-dire la manière dont je me suis procuré cet argent. Ils voudraient se garantir à l’avenir contre de pareilles mésaventures, vous comprenez ? — J’espère, monsieur, dis-je en m’inclinant respectueusement, que vous avez traité la demande de cet homme comme elle le méritait. » Le mécréant cligna d’un œil. J’essayais de cligner aussi de l’œil, mais n’ayant pas réussi, je m’inclinai