Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/976

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de peine à persuader à ses soldats que les Alpes ne touchaient pas le ciel.

Il y a cinquante ans, les savans vous auraient montré sur la route, comme témoins du passage d’Annibal, les os des éléphans numides enfouis dans les sables ; mais la géologie, éclairée par Cuvier, a fait connaître que ces os étaient ceux d’éléphans fossiles plus anciens de quelques milliers de siècles qu’Annibal et les Romains. La collection de la villa Albani renferme un prétendu portrait d’Annibal ; ce portrait est dénué de toute authenticité. Cet Annibal n’a rien d’africain et n’est pas borgne ; mais on voit à Rome les portraits de deux ennemis d’Annibal, Marcellus et Scipion l’Africain.

La statue qui porte le nom de Marcellus n’est pas d’une authenticité bien démontrée ; elle convient du moins admirablement au destructeur de Syracuse. Elle frappe par une simplicité tranquille, une fermeté sans effort, une attitude aisée et souveraine. Ce peut bien être l’image du Romain sans colère et sans pitié qui ordonna d’épargner Archimède, et livra au pillage la plus grande et la plus magnifique cité de la Sicile, qui pleura sur le désastre de Carthage et châtia si sévèrement les Carthaginois de leur résistance. Si ce n’est pas Marcellus, c’est certainement, comme le dit M. Emile Braun[1], un Romain de la vieille étoffe, — von aechtem Schrot und Korn. Ce Romain, quel qu’il soit, est assis dans la salle du musée Capitolin qu’on appelle la Salle des Philosophes parce qu’elle contient les portraits, souvent fort douteux, des principaux philosophes et des plus célèbres poètes de l’antiquité. Entouré de ces hommes de la pensée et de l’imagination, Grecs pour la plupart, le Romain, homme d’action, les regarde avec la supériorité calme de la force ; il semble se dire, dans son impassible orgueil, que la philosophie, la poésie, l’éloquence de la Grèce sont de faibles armes contre l’énergie dominatrice du peuple romain.

Pour Scipion l’Africain, l’authenticité de ses bustes est certaine ; on les reconnaît tout d’abord à une cicatrice au-dessus du front. Bien des Romains devaient avoir de pareilles cicatrices, et d’ordinaire on n’a pas songé à les reproduire : être blessé en combattant était chose trop naturelle pour que le sculpteur tint compte d’un pareil accident ; mais Scipion, à dix-sept ans, avait reçu vingt-sept blessures en défendant son père. Peut-être en a-t-on indiqué que pour rappeler les autres, par un respect particulier pour la piété filiale, cette vertu plus honorée par les Romains, s’il est possible, que le courage. Ce buste, sévère et bien romain, est de ceux qui pour moi n’expriment

  1. Voyez son intéressant ouvrage intitulé les Ruines et les Musées de Rome. J’ai beaucoup appris dans les savans entretiens de M. Braun et dans ses écrits : qu’il veuille bien recevoir ici mes remerciemens.