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pas complètement le caractère de l’homme qu’ils représentent. Je reconnais le général énergique et résolu comme étaient tous les généraux romains ; mais où est le coup d’œil inspiré du vainqueur de Zama ? Où est le rayonnement superbe du front de ce mortel extraordinaire qui à Rome se mettait au-dessus des lois de Rome, et répondait à une accusation de péculat en rompant l’audience et en entraînant ses juges avec la foule au Capitole pour aller y remercier les dieux de son triomphe ? où est surtout le génie mystique, peut-être à la fois sincère et habile, de cet étonnant Romain qui passait plusieurs heures seul dans le temple à s’entretenir avec Jupiter, dont quelques-uns le croyaient le fils ? Je cherche tout cela, et je ne vois qu’un front intelligent, un visage plein, une mâchoire forte, beaucoup d’énergie et de puissance, rien d’héroïque et de divin. Je crois que le sculpteur n’a pas compris tout ce qu’il devait y avoir de singulier et presque de surnaturel dans l’expression du visage de Scipion, et que celui-ci a un portrait plus ressemblant dans l’histoire et dans notre pensée que dans son buste.

L’épitaphe de Scipion l’Africain ne s’est point retrouvée dans la sépulture de sa famille. Pour punir l’ingratitude de ses concitoyens, il avait déshérité sa patrie de ses cendres. « Ingrate patrie, s’était-il écrié, tu n’auras pas mes os ! » Le sépulcre creusé sous le mont Cœlius, près de la porte Capène, contenait des inscriptions et une tombe, qui ont été portés au Vatican. Cette tombe est un des plus curieux monumens de Rome ; elle a été taillée dans ce tuf volcanique, rugueux, grisâtre, semé de taches noires qui semblent des fragmens de charbon, et qu’on appelle peperino. Sur le peperino, la mémoire d’un Scipion appelé le Barbu (barbatus) est célébrée par une inscription tracée en caractères très irréguliers ; les lignes sont loin d’être droites, le latin est antique ; en voici la traduction : « Cornélius Lucius Scipius Barbatus, né d’un père vaillant (gnaivod), homme courageux et prudent, dont la beauté égalait la vertu. Il a été parmi vous, — voyez comme le Romain s’adresse aux vivans, — consul, censeur, édile ; il a pris le Samnium (Samnio coepit) ; il a soumis toute la Lucanie, il a emmené des otages. » Y a-t-il rien de plus grand et de plus romain ? Quelques faits en quelques mots : l’un de ces faits est la conquête d’une partie de l’Italie, le pays des Samnites, les plus redoutables ennemis des Romains. Il a pris la Lucanie, il a pris le Samnium, voilà tout. Mais ceci est bien digne de remarque : la forme et les ornemens de ce tombeau sont grecs. Il y a là des volutes, des triglyphes, des gouttes, des denticules grecs. On ne saurait imaginer un plus grand contraste, et rien qui fasse mieux voir la culture grecque venant, pour ainsi parler, surprendre et saisir au berceau la rudesse latine. Ce spectacle