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par cette lutte avec la vie sociale qui l’entoure, aimait à se poser de ces difficultés capables de mieux faire ressortir son énergie et sa puissance. Nés à Berlin, au cœur même du protestantisme, Arnim et Tieck échappaient, il est vrai, de bonne heure à son influence en allant vivre dans cette Allemagne méridionale, de tout temps si favorable, on le sait, aux organisations douées du sens nerveux. Arnim séjourna longtemps à Heidelberg, dont l’atmosphère aida singulièrement à développer le côté mystique, je dirai presque musical de son tempérament. Il est d’autres conditions qui devaient aussi beaucoup influer sur la nature de son génie, je veux parler de son mariage avec Bettina Brentano. Peut-on, en effet, rêver une association plus conforme à la destinée du personnage, à ses plus intimes tendances intellectuelles ? Le jour où le hasard poussa vers Arnim ce démon féminin, il unissait deux imaginations assorties et dignes de s’entendre. Avant d’être mari et femme en ce bas-monde, Achim d’Arnim et Bettina Brentano étaient déjà frère et sœur dans le royaume des esprits. J’énonce le fait, mais Dieu me garde d’en vouloir rien conclure au point de vue des félicités conjugales ! Tout se passe ici tellement en dehors de la vie ordinaire, qu’on peut croire que le rêve continue même au sein des réalités les plus bourgeoises du ménage, et que ces gens-là ont vécu comme ils écrivaient, en véritables somnambules. Se figure-t-on ce mari, ce poète dont la femme est connue du monde entier, non à cause de lui, grand et noble esprit que la foule ignore, mais par des chants d’extase et des hymnes d’amour entonnés au pied de l’autel d’un autre grand poète ? Il me semble qu’il y aurait là le sujet d’une étude psychologique des plus saisissantes. Quant à moi, je m’en tiens au point que j’ai touché, et me borne à constater la part visible et très originale que Bettina, — en tant que figure fantastique, — aurait à revendiquer dans le décaméron du Boccace allemand, et quelles étranges vibrations ont passé du cerveau de la femme dans l’œuvre du mari, cercle de résonnance où vous retrouvez les mille échos des symphonies dont Bettina sans doute ne se souvient plus, et qui chantaient en elle aux beaux jours d’école buissonnière.

Plus je relis Arnim et plus je demeure frappé de cette consanguinité intellectuelle. Que de réminiscences du génie et du caractère de Bettina éparpillées dans les portraits et les arabesques de cette galerie ! Tout le côté musical, évaporé, bohême de l’enfant s’y retrouve. Qu’on prenne par exemple cette merveilleuse histoire des premières amours de Charles-Quint, Isabelle, reine d’Égypte. Comment nier l’air de famille qu’emprunte à Bettina l’Egyptienne Bella, type charmant et romanesque, adorable création à laquelle semblent avoir coopéré Dante et Goethe ? car si pour la grâce idéale et la céleste