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l’esprit. Ce n’est pas de l’art, c’est l’instinct du génie. A l’âge où les hommes jetés dans le tourbillon de la vie se répandent d’ordinaire tout entiers au dehors, il se replie et se concentre en lui-même, et s’il dirige un regard avide sur les hommes et les choses qui l’entourent, ce n’est pas pour se livrer à leur attrait, c’est pour s’en rendre maître par la pensée, pour en prendre l’empreinte et la reporter vivante sur les pages de son journal.

Cette profonde contemplation du monde qui s’agite autour de lui, cette ardente poursuite de la vérité qui se dérobe, cette investigation à la fois patiente et passionnée de tout ce qui se fait et de tout ce qui se dit, voilà la vie intérieure, vie pleine d’émotions et d’acres jouissances, où Saint-Simon se réfugie et se complaît, où il cherche, parfois sans doute d’amères consolations à ses mécomptes, et parfois aussi trouve peut-être un commencement de vengeance. Dans ce cercle étroit se renferme durant vingt années l’activité de ce vigoureux esprit. Hors de là, n’ayant pour aliment que des intrigues de cour, éloigné des affaires, et cependant naturellement porté vers la politique, à défaut de l’action qui lui est refusée, il dépense sa force en discussions futiles, ou s’échauffe à vide sur des théories de gouvernement. En politique, Saint-Simon est un homme à système, d’autant plus absolu, d’autant plus intraitable, que chez lui la politique est entée sur l’esprit de caste, et que l’infatuation des idées s’accroît de l’entêtement des préjugés. Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur ce sujet, car, on peut le dire, le système, c’est l’homme lui-même.

Rien de plus opposé que les idées politiques et les tendances de Saint-Simon à la politique intérieure qui fut celle de Louis XIV et aux tendances qu’affecta son gouvernement.

Incessamment accrue par le lent effort des siècles, fortifiée peu à peu de l’affaiblissement de tous les autres pouvoirs et de la ruine de toutes les autres institutions, la royauté avait été, depuis cinquante ans, élevée par la main de deux grands ministres à la hauteur d’un principe absolu, dans lequel semblait se réaliser l’unité nationale. Louis XIV, héritier de leur pensée, complétait leur œuvre. Le pouvoir, désormais incontesté, qu’il avait reçu d’eux, il travaillait par des moyens pacifiques, mais non moins efficaces, à le consolider et le concentrer en soi. Cette haute aristocratie dont Richelieu avait brisé avec la hache les rébellions, dont Mazarin avait déjoué les ambitions turbulentes, le jeune roi, qui se souvenait des leçons de la fronde, acheva d’anéantir son indépendance en la réduisant à une brillante domesticité, et, pour la dominer, l’annula. Son père et son aïeul avaient rasé les châteaux féodaux; il ruina, sous le luxe les fortunes seigneuriales. Richesses et dignités, il