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voulut que tout découlât de sa main comme d’une source supérieure. La fonction prit le pas sur le titre, l’intelligence prévalut sur la naissance, et dans les conseils de l’état on vit s’asseoir, à la place des grands seigneurs éconduits, ces fils de la bourgeoisie, les Letellier, les Phélipeaux, les Colbert, les Torci, modestes et laborieux serviteurs qui, confondant l’amour du bien public avec leur admiration pour le roi, consacraient sans condition leur génie et leur dévouement à l’accomplissement de ses grands desseins.

Ainsi la royauté commençait de niveler autour d’elle les inégalités sociales; ainsi, sans le vouloir ni le savoir, elle préparait de ses mains une immense révolution, l’avènement du tiers-état à la vie politique. Et c’est ici qu’il faut admirer, dans l’ordre des lois divines qui gouvernent le monde, ce merveilleux enchaînement des choses, cette logique mystérieuse et fatale qui préside aux évolutions de l’humanité, réalise le progrès par les moyens même qui semblaient le contrarier, sous l’unité politique fait germer l’égalité civile, et à travers la monarchie absolue achemine les peuples vers leur émancipation future.

Si le duc de Saint-Simon n’a pas aperçu ces lointaines conséquences de la politique de Louis XIV, il en a du moins justement saisi le vrai caractère et signalé les tendances. Il a senti au cœur le coup qui frappait la noblesse, et la sagacité de sa haine a devancé en partie les jugemens de l’histoire. Cette politique du roi, qui affecte de tout confondre et de tout égaler sous lui; ce dessein persévéramment suivi, qui a fait de son règne, selon l’amère expression de l’écrivain, « le long règne de la vile bourgeoise, » voilà pour Saint-Simon l’attentat sans excuse; voilà ce qu’il lui pardonne moins que les excès de l’ambition, les abus du luxe, les scandales de la faveur; voilà la source empoisonnée de tous les maux qui rongent l’état.

Prenez le contre-pied de ce système; rétrogradez dans l’histoire. Imaginez, comme jadis, une royauté entourée ou plutôt limitée par une liante aristocratie. En tête des trois ordres, au-dessus du corps de la noblesse, sur les marches même du trône, et comme une caste intermédiaire entre le souverain et la nation, placez les ducs et pairs, tuteurs des rois, soutiens et colonnes de l’état, modérateurs et grands juges du royaume, participant aux pouvoirs constitutif et législatif, — vous avez là l’idéal de Saint-Simon. La pairie, c’est pour lui la clef de voûte de la monarchie. Dignité sans égale, sorte de sacerdoce politique, c’est en elle que résident la force vive de la constitution et la seule garantie contre les empiétemens du pouvoir suprême.

Étrange anachronisme sans doute! bizarre illusion d’un publiciste qui, en plein règne de Louis XIV, ressuscite les pairs de Philippe-Auguste ! Mais quoi ! n’y a-t-il donc, comme on l’a cru, au fond de