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peintre : la foule des courtisans, dans le désordre d’un sommeil interrompu, tumultueusement rassemblée dans les appartemens trop étroits pour la contenir; le duc et la duchesse de Bourgogne y tenant ouvertement la cour; les groupes çà et là formés par la curiosité, presque aussitôt rompus par la défiance; les physionomies contraintes et composées, laissant pourtant percer mille émotions contraires : l’embarras, la surprise, le trouble universels; les larmes sanglantes, les désespoirs mal contenus des ambitieux déçus dans leurs calculs, les douleurs feintes, les soupirs forcés des indifférens et des sots; ceux enfin qui, comme Saint-Simon, voient le ciel s’ouvrir devant eux, en garde contre eux-mêmes, cachant leur satisfaction secrète sous la gravité du maintien, et trahissant malgré tous leurs efforts « leur élargissement et leur joie ! »

Jamais peut-être la finesse, la profondeur dans l’observation morale n’ont été poussées aussi loin que dans ces pages admirables. Jamais style plus ardent n’a revêtu d’une forme aussi saisissante les pensées et les passions humaines. Jamais la langue n’a trouvé, pour rendre toutes les nuances de l’émotion, tous les mouvemens de l’âme, des couleurs plus énergiques. L’effort de l’art ou plutôt la puissance du génie ne va pas au-delà.

Saint-Simon semble avoir voulu donner un pendant à ce magnifique tableau dans le récit du lit de justice où, au début de la régence, les légitimés furent dégradés du rang de princes du sang. C’était pour lui un jour de double victoire; il voyait à la fois se réaliser ses deux souhaits les plus ardens : la déchéance de « ces exécrables bâtards, » et l’humiliation de « ces odieux légistes, de ces bourgeois du parlement. » Aussi la joie du triomphe déborde-t-elle en lui. Il savoure à longs traits sa vengeance, il s’en abreuve, il s’en enivre. Il se repaît avec une volupté cruelle de la rage des vaincus, et l’orgueil assouvi, la haine accumulée, éclatent à la fois sous sa plume en dérisions sanglantes et en sarcasmes insultans; mais quelle suite d’inimitables scènes! Comme le drame s’annonce, se prépare, se déroule! Le théâtre, les acteurs, les spectateurs, rien ne nous échappe. Les personnages, un à un, défilent devant nous, se rangent et s’échelonnent sur les gradins des Tuileries. Quelle anxiété sur tous les visages ! quelle succession d’émotions diverses à chaque péripétie! et comme, au milieu de cette foule agitée de sentimens contraires, les figures principales, esquissées à grands traits, se détachent pleines de vie, de relief et d’originalité!

C’est dans de telles pages que Saint-Simon se montre vraiment ce qu’il est, c’est-à-dire écrivain de premier ordre. Là, on peut le dire, il égale le plus grand peintre de l’antiquité. Il a les coups de pinceau de Tacite; il a ces éclairs, ces lueurs soudaines et terribles