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qui illuminent jusqu’au fond les abîmes du cœur humain. Pour la pureté continue, pour la beauté sévère et harmonieuse de l’ensemble, Saint-Simon ne saurait, il est vrai, soutenir le parallèle. Faire une œuvre d’art, composer un tableau habilement ordonné, il n’y a jamais prétendu, et ce serait chose trop facile de relever les imperfections de son livre. Qu’il marche souvent au hasard, suivant le caprice des idées ou des faits ; qu’il manque de mesure et de sobriété ; qu’au travers de son récit se jettent trop souvent de longues digressions, d’interminables généalogies, d’ennuyeuses dissertations, on ne peut le nier. Les défauts sont grands, les taches abondent. Qu’importe, si les qualités sont plus grandes encore, si les taches disparaissent sous le flot de magnificences que verse son génie ? Abandonnez-vous un instant seulement à cet enchanteur. Il vous entraîne, il vous séduit, il vous passionne. Les armes tombent des mains de la critique, et l’esprit subjugué, ravi, n’a plus de force que pour l’admiration.

Ce n’est point une histoire que Saint-Simon a voulu, a pensé écrire : toute son ambition a été de fournir à l’histoire à venir des renseignemens et des révélations ; mais c’est merveille de voir comme ce modeste chroniqueur tout préoccupé, ce semble, de recueillir des anecdotes ou de débrouiller des intrigues de cour, sait, quand il lui plaît, prendre le ton de l’histoire telle que les maîtres l’ont écrite. Sa parole est ordinairement simple, coulante, familière ; mais quelle que soit la grandeur du sujet, l’écrivain est toujours à son niveau et semble s’élever avec lui sans effort. Quoi de plus pathétique que le journal de la mort du roi ? Quelle émotion religieuse le gagne lorsque, après avoir rappelé les malheurs « de ce maître de la paix et de la guerre, de ce distributeur de couronnes, de ce châtieur des nations, de cet homme immortel pour qui on épuisait le marbre et le bronze, pour qui tout était à bout d’encens, » il s’écrie : « Nabuchodonosor ! qui pourra sonder les jugemens de Dieu, et qui osera ne pas s’anéantir en leur présence ? » Et si vous voulez entendre l’accent du cœur dans ce qu’il a de plus profond et de plus pénétrant, écoutez-le racontant sa dernière entrevue avec le duc de Bourgogne : quelle douleur simple et vraie ! quelle voix pleine de mortels regrets et de divines espérances ! « Je ne l’ai pas revu depuis ; plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l’a mis ! »

Aucun genre d’éloquence, on peut le dire, n’a manqué à Saint-Simon. Il a sous la main, il fait résonner à son gré toutes les cordes de l’âme humaine. Il a la grâce et la force, la vivacité et la noblesse ; il a l’amertume et la tendresse, le charme et la majesté. Cette éloquence spontanée, sans apprêt et sans art, jaillit d’une intarissable