Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1020

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

source et se colore de toutes les nuances de la passion. C’est un grand fleuve descendu des montagnes où l’alimentent les neiges éternelles, qui tantôt se précipite impétueux et troublé, tantôt roule limpide et transparent, parfois semble dormir dans ses rives profondes, ou même s’enfoncer un instant et se perdre sous terre, mais qui bientôt reparaît plus puissant, plus fécond, coulant toujours à pleins bords et réfléchissant avec la même fidélité les aspects rians ou sombres, les horizons calmes ou sereins des contrées qu’il visite.

Quelque merveilleuse que soit dans sa variété l’éloquence de Saint-Simon, il est un genre cependant où elle brille d’un éclat tout particulier : c’est le portrait. Là, Saint-Simon excelle et se surpasse lui-même. Partout ailleurs on peut lui trouver des émules ou des égaux, ici il est sans rival. D’autres ont eu plus de concision où d’élégance, un dessin plus correct et plus pur, un choix des nuances plus sévère; nul n’a réuni autant de qualités supérieures; nul n’a allié à un pareil degré la finesse et l’énergie, une connaissance aussi profonde de la nature humaine et un si rare talent d’expression; nul n’a été à la fois observateur aussi sagace, peintre aussi vrai, coloriste aussi puissant.

Ne cherchez point chez lui ce portrait solennel et un peu de convention, tout formé de contrastes ingénieux, d’antithèses laborieuses, où l’imagination a souvent plus de part que l’étude de la n:iture, où la vérité est parfois sacrifiée à l’art. Pour lui, il n’a nul souci de l’art, mais seulement de la vérité. C’est de la nature seule qu’il prend conseil et qu’il s’inspire; elle est son seul maître et son seul modèle. C’est la réalité prise sur le vif, avec ses détails imprévus, ses aspérités et ses bizarreries, qu’il transporte toute palpitante sur la toile. L’homme, dans ses portraits, ne se montre point tout d’une pièce, tour à tour idéal de vice ou de vertu, type de laideur ou de beauté morale : il se fait voir tel qu’il est, plein de contradictions et de contrastes, mélange inoui de bien et de mal, de force et de faiblesse, de petitesse et de grandeur. Et ce n’est pas seulement l’homme moral que nous fait apparaître Saint-Simon, c’est aussi et du même coup l’homme physique, le personnage, son visage et son regard, son attitude, sa parole et son geste; c’est l’homme enfin tout entier, dans sa double nature et sa complexe unité.

Saint-Simon est éminemment un coloriste. Peu préoccupé de l’élégance de la ligne, il jette, il prodigue avec une verve inépuisable les richesses de sa palette. Par la fougue du pinceau, par la vigueur du relief, par l’éclat et la largeur de la touche, il fait songer à ces princes de la couleur, ces maîtres de Cologne, d’Amsterdam ou de Venise, dont les toiles lumineuses portent un caractère si profond de réalité, et font rayonner la figure humaine d’une vie si puissante.