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raisonnemens suivans : « Reviendra-t-elle ? n’était-elle pas entrée avec les dames qui l’accompagnaient en simples curieuses ? Pourquoi reviendrait-elle ? Elle n’a pas suivi les débuts du professeur, elle n’y peut rien comprendre maintenant. » J’ai l’esprit tourné volontiers vers les choses pires, et le plus fâcheux vient de ce que je les rumine comme un cheval son avoine. Après tout, pensai-je en attachant une grosse pierre au cou de ces pensées, que m’importe une jeune fille jetée tout à coup au milieu de la science mammalogique ? Je vais au Jardin des Plantes pour étudier les singes et non pour surprendre ce qui se passe dans la tête de femmes assistant à des dissertations sur les sciences naturelles.

Le samedi arriva non sans se faire prier, long, fainéant, paresseux à remplir sa tâche. J’entrai dans le cours, où tout était comme à l’ordinaire, les singes dans les armoires, les rentiers de la rue Copeau autour du poêle, le professeur en habit noir. Instinctivement j’avais pris une chaise dans les environs de l’endroit réservé où s’étaient placées les dames à la séance précédente. Le professeur résumait la leçon du dernier mardi, mais je ne l’écoutais pas, prêtant l’oreille au bruit que faisait la porte s’ouvrant pour donner passage aux auditeurs attardés. Je tournais le dos à la porte, mais je me donnais l’inquiète jouissance de deviner, à la façon dont serait ouverte la porte, si le bouton de cuivre de la serrure était tenu par des mains de femmes ; aux grincemens du parquet, j’entendrais des pas de femmes : voilà bien des minuties, mais elles remplissaient mon esprit, et je les dis telles qu’elles se présentaient.

Enfin un certain frôlement m’annonça que les dames traversaient le couloir réservé : la jeune fille était au milieu des deux femmes âgées qui l’accompagnaient ; toutes trois prirent place, se débarrassèrent de leurs manchons, s’assirent commodément, et, chose que je n’oublierai jamais de ma vie, la jeune fille porta ses regards vers l’assemblée ; mais son regard tomba précisément sur moi et rencontra le mien. Je désespère de rendre le coup qui me fut porté dans tout l’être, les manœuvres de mon sang, l’émotion de ma physionomie, le léger tremblement délicieux qui s’empara de moi. Il faut réellement que des puissances mystérieuses planent au milieu des atomes de l’atmosphère pour aller chercher un regard inconnu, l’avertir, le mettre en campagne et produire ce choc des yeux qui amène des effets magnétiques, comme on en obtient dans les cabinets de physique. C’est alors que l’homme qui réfléchit se perd à vouloir analyser des faits qui dépassent son intelligence. Comment expliquer la rencontre de ce regard qui vint s’accrocher au mien ? comment a-t-il pu voler jusqu’à moi, perdu au milieu d’une centaine de spectateurs ? Faut-il admettre que ma pensée, fortement tendue