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Pour moi, il n’y avait pas arrêt de développement en amour; je le prouvai à la sortie, quand, renouvelant mon manège précédent, je m’avançai près de la jeune fille pour lui remettre ma lettre. Cependant j’étais ému comme si ma destinée dépendait de cette missive; mon émotion fit que je plongeai dans la gueule rose du manchon avec si peu d’habileté, qu’au moment où ma main y était encore, la dame blonde se retourna et dut apercevoir mon mouvement. Je reculai brusquement sans savoir ce que je faisais : un voile épais descendit sur mes yeux, je devais pâlir, rougir tout à la fois; inquiet, éperdu, je m’élançai dans les galeries d’icthyologie qui font suite aux sarcasmes des singes, et l’aspect moins satirique des gros poissons pendus au plafond me rendit seulement la tranquillité. Mes tempes et mes artères battaient, mon front était mouillé, je respirais difficilement; je m’approchai de la fenêtre qui donne sur la cour pour prendre un peu d’air; alors j’aperçus la cour déserte, les plus vieux des habitués avaient disparu ; seules restaient les trois dames qui s’éloignaient lentement, je devrais dire les deux dames, car la jeune demoiselle était seule à dix pas derrière elles et se retournait vers la porte de sortie comme pour m’attendre. Un frisson me passa par tout le corps : elle veut me rendre ma lettre ; elle aura été surprise par son amie ou sa parente, la dame blonde. Pour se disculper, elle se sera plainte des poursuites d’un audacieux étudiant (je peux encore passer pour un étudiant), et il lui aura été ordonné de me rendre la lettre. Craignant d’être vu à la fenêtre, je me rejetai vivement vers les armoires où des poissons en bouteille nagent pour l’éternité dans une huile jaunâtre, et je me dis : Il ne faut pas descendre. — Plein de précaution, je hasardai un œil timide; les dames s’éloignaient avec une lenteur pleine de mauvais augure : toujours elle m’attendait, retournant la tête vers la petite porte du cours, mais je n’avais garde de me montrer. Elle a la lettre, elle la gardera. Quelle humiliation pour moi que de me rencontrer avec la demoiselle et d’entendre sa voix altérée : — « Monsieur, je vous prie de ne pas me compromettre plus longtemps! » En même temps elle me tend l’enveloppe ministérielle; je suis en face d’elle, stupéfait, ne trouvant pas un mot à répondre; les deux dames âgées m’observent, elles me quittent et je reste au milieu de la cour, tenant mon morceau d’éloquence avec son grand cachet de cire rouge. Pour rien au monde, je n’aurais voulu subir cette honteuse situation. Un roué s’en tirerait peut-être; je ne suis pas roué, ne veux et ne saurais le devenir. Cependant, au milieu des fioles à poissons, je jouai le rôle de Lovelace. Saluer les trois dames, s’avancer vers elles, leur faire quelques complimens, juger à leur voix du degré d’indignation qui